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Appartenance Politique : Père libéral et fils islamique : quand les familles se divisent ...

Dina Darwich, Mardi, 18 décembre 2012

Les débats entre partisans et détracteurs des Frères musulmans sont intenses et engendrent parfois des divisions profondes dans les foyers. Dans une ambiance électrique, chacun tente de justifier ses positions, au risque de se faire des ennemis parmi son entourage.

Freres Musulmans

« je refuse d’être un mouton dans ce troupeau de la confrérie des Frères musulmans. Mes parents l’acceptent, c’est leur affaire. Moi, je refuse de suivre aveuglément les ordres du guide suprême : il faut que la raison l’emporte ! », estime Youssef, 27 ans, comptable. Ex-membre de la confrérie, Youssef était un partisan actif dans le secteur social et celui de la daawa (prédication). Il a quitté la gamaa depuis 7 ans, suite à un conflit avec l’un de ses dirigeants.

Youssef a refusé de présenter des excuses pour une faute qu’il n’avait pas commise, rejetant ainsi le principe suivi dans la confrérie: celui d’obéir aveuglément à ses supérieurs. Aujourd’hui, il mène une bataille farouche contre les Frères musulmans, y compris au sein de sa famille composée de 7 personnes qui vouent respect et loyauté à la confrérie.

« Mon père est un membre fidèle aux principes de la gamaa. Il pense que Dieu soutient ses fidèles. Quant à ma mère, qui est issue d’une famille dont la majorité des membres ont été torturés et mis en prison sous Nasser, elle pense que les Frères musulmans sont irréprochables. Ils sont aptes à guider les gens puisqu’ils ont présenté énormément de sacrifices à la patrie. Deux de mes cinq soeurs sont très conservatrices, elles sont mariées à des Frères musulmans », assure Youssef.

Seul contre ses proches

Freres Musulmans

Lors des derniers incidents qui ont divisé le pays en deux camps, la famille de Youssef semble vivre un cauchemar. La maison est en ébullition et les avis divergent. Malgré les réprimandes de son père, Youssef a décidé de se rendre à Tahrir pour commémorer les martyrs de la rue Mohamad Mahmoud, tombés en novembre 2011. Il est même parmi ceux qui sont sortis manifester devant le palais présidentiel d’Ittihadiya contre le dernier décret constitutionnel et l’appel au référendum. Il s’est trouvé face à face avec ses deux beauxfrères, venus soutenir le président Morsi dans l’autre « bataillon » situé à quelques mètres.

« La famille risque de s’entretuer », dit la mère tristement, tout en priant Dieu pour que Youssef revienne sur ses idées. La situation s’est aggravée lorsque le sang a coulé. « Ma mère ne veut plus me parler. Quand elle me voit, elle rentre dans sa chambre et s’enferme à clé. Quant à mes soeurs, je ne leur adresse plus la parole et je ne veux plus les voir. Comment acceptent-elles que leurs maris attaquent des innocents, alors qu’il n’y avait aucune raison de le faire ? », s’interroge Youssef.

Ce jeune comptable reconnaît que certains feloul (« vestiges » de l’ancien régime) profitent de cette situation pour agir dans les coulisses. Il se demande toujours pourquoi les Frères musulmans sont allés affronter les opposants à Morsi. Il ne ménage pas ses critiques sur Facebook, publiant même les adresses des dirigeants de la gamaa. Sa femme, qui ne fait pas partie de la confrérie, le soutient dans son nouvel engagement : elle mène une campagne parallèle sur Twitter.

Cacher son appartenance

Autre scène, autre image. Issue d’une famille libérale, Dahlia, 40 ans, est responsable au Parti Liberté et justice (Frères musulmans). Elle se trouve, elle aussi, dans une situation embarrassante. Craignant la colère de ses parents, elle a dû cacher son appartenance à la confrérie pendant 17 ans, jusqu’au déclenchement de la révolution.

Aujourd’hui, elle est partagée entre ses sentiments d’affection envers son père, magistrat de profession, et sa loyauté envers la confrérie. Une situation qui n’a cessé de se compliquer, surtout après le sit-in des islamistes devant la Haute Cour constitutionnelle. « Mes parents sont désemparés. Ma mère, qui pense m’avoir bien éduquée, ne comprend pas comment je peux faire partie d’un groupe de brigands », confie Dahlia.

Elle tente d’éviter toutes discussions politiques pour ne pas perturber les relations familiales. Mais la politique s’impose. « Le soir, on se retrouve tous devant l’écran, obligés de suivre des talk-shows, et c’est à ce moment-là que les débats houleux commencent. Chacun qualifie les médias de noms d’oiseaux. Autrefois, je faisais des efforts pour faire comprendre à ma mère la position de la gamaa, surtout qu’elle était constamment obligée de me défendre devant ses amies au club d’Al-Seid. Aujourd’hui, je préfère garder le silence. Je pense que la vérité apparaîtra une fois la tempête calmée », poursuit Dahlia qui considère que ce scénario est commun dans les pays ayant connu des révolutions.

Consciente de la vague de fureur à l’égard des Frères musulmans, Dahlia préfère se mettre à l’écart pour éviter toutes confrontations. « J’ai décidé de ne pas me rendre à l’anniversaire de l’une de mes cousines après les derniers incidents d’Ittihadiya. Je me sens comme une étrangère dans ma famille et je fais un grand effort pour éviter d’exploser. Je ne peux pas rentrer dans une discussion avec des gens qui disent que l’enfer de Moubarak est préférable au paradis des Frères musulmans », dit Dahlia. Dans sa famille, comme c’est le cas partout, il suffit de commencer une discussion pour qu’elle déborde. Il s’agit tout simplement de deux camps qui parlent deux langues distinctes et qui ne semblent pas trouver de point d’entente.

Entre scission et ébullition

Un état d’ébullition règne dans les foyers constitués de membres de la confrérie et d’autres qui ne le sont plus. Pour la première fois, le pays connaît une grave scission. Chaque citoyen est obligé d’argumenter et de défendre le point de vue de son camp. Ils tracent chacun l’avenir d’une nouvelle Egypte d’après leur conception.

Une épreuve difficile apparaît quand il s’agit de dévoiler son appartenance. « Lors des dernières élections parlementaires, j’ai décidé de me présenter comme candidat du Parti du courant égyptien et de m’opposer aux candidats des Frères musulmans. Ma mère était dans tous ses états. Fidèle à la confrérie, elle aurait voulu que je me présente en tant que candidat des Frères musulmans », explique Moaz Abdel-Kérim, pharmacien de 27 ans et ex-coordinateur de la jeunesse chez les Frères musulmans.

Moaz a quitté la confrérie trois mois après la révolution juste avant « le vendredi de la scission » en mai dernier. « On voulait se rendre à la place Tahrir, mais les leaders de la gamaa ont refusé. Ils avaient passé un deal avec le Conseil militaire. On a eu l’impression qu’ils voulaient enrayer notre révolution. J’ai donc pris la décision de quitter à jamais la gamaa », confie-t-il.

Fidélité à la gamaa

Lors des dernières élections parlementaires, cette même famille a trouvé un compromis. Malgré sa fidélité à la gamaa, la mère de Moaz a voté pour les candidats libéraux listés et a choisi les candidats des Frères pour les sièges individuels.

D’après Ahmad Adallah, professeur en psychologie à l’Université de Zagazig, la révolution a secoué les familles égyptiennes qui ont vécu de longues années dans le calme, sans débat houleux. « A l’époque de Moubarak et au moment de la révolution, les gens étaient tous unis, parlaient le même langage et luttaient contre l’oppression, la pauvreté et la misère. Quand la révolution s’est déclenchée, tout le monde a cru au changement. Aujourd’hui, les avis s’opposent à tel point qu’on a du mal à s’adapter. Dans les foyers, l’angoisse règne : le calme a disparu », analyse Abdallah.

Les plus optimistes pensent que cette scission est le fruit de la révolution. Tout cela ne serait qu’une situation temporaire allant aboutir à un changement global dans la société. « Avec le temps, les citoyens apprendront à devenir plus tolérants et arriveront à accepter l’autre. Dans les pays occidentaux, au sein d’une même famille, un père musulman, une mère catholique et un fils athée peuvent cohabiter», rappelle Ahmad Abdallah.

Mais la culture de la tolérance ne semble pas vraiment être appliquée en Egypte. Chaque groupe tente de faire pression sur l’autre. Abdel-Rahmane Ayyach, blogueur activiste de tendance islamiste, a quitté la gamaa six mois avant la révolution. « Adopter un avis contre la gamaa au sein de ma famille c’est nager à contre-courant. J’ai été élevé depuis mon enfance dans des familles de tendance Frères musulmans. Le maître d’école, le médecin qui nous soignait, l’architecte qui a bâti notre maison appartenaient tous à la confrérie », se rappelle-t-il. Son père comptait parmi les leaders de la confrérie.

Pour Ayyach, s’opposer à toutes ces personnes implique le fait de changer d’entourage. Il a quitté son village natal dans le gouvernorat de Mahalla, au nord du Caire, pour s’installer dans la capitale et être indépendant quant à ses choix politiques sans subir de pressions de sa famille.

Partir pour garder ses idées

Ghada, entraîneuse sportive et nouvelle adhérente à la confrérie, a toujours été entourée de personnes de tendance libérale. Aujourd’hui, elle a quitté sa maison natale située dans le quartier des Pyramides pour habiter à Doqqi, près du centre-ville, et éviter les querelles incessantes avec sa mère de tendance progressiste. « Ma mère ne cesse de me bombarder d’insultes à chaque fois que je prononce le mot gamaa. Elle craint que ce courant n’influe sur mon mode de vie », ditelle.

Effrayée, la mère de Ghada ne sépare plus la politique de la vie privée. Sa grande frayeur c’est qu’on vient un jour lui imposer le port du voile.

Pourtant, certains foyers font des efforts pour cohabiter. « Durant les deux dernières années, j’ai fait le tour des pays arabes qui ont connu des révolutions avec la caravane médicale ambulante en Libye puis en Syrie et à Gaza. Lors de ces voyages, j’ai remis mes idées en place. Je crains de voir le même scénario qui a eu lieu dans ces pays se répéter chez nous. Le dialogue est le seul moyen de sortir de cette impasse. C’est ce que j’essaiede faire chaque jour avec ma famille », conclut Moaz. Reste à savoir si tous les Egyptiens peuvent en faire autant.

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