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Victimes de leur plume

Dina Darwich, Lundi, 18 mai 2015

Ils sont une dizaine de journalistes à avoir trouvé la mort durant l'exercice de leur fonction. Malgré leurs différentes tendances, leurs procès sont au point mort. Seules leurs familles continuent de lutter pour trouver la vérité.

Victimes de leur plume
(Photo : Reuters)

« Maman prie pour que tout se passe bien pour moi demain », telles étaient les dernières paroles de la journaliste Mayada Achraf, 22 ans, avant de partir sur le terrain. Elle a été tuée alors qu’elle couvrait à Aïn-Chams la réaction des gens après l’an­nonce de la candidature de Abdel-Fattah Al-Sissi à l’élection présidentielle. Les derniers mots de Mayada résonnent encore dans les oreilles de sa mère. « Un lendemain qui n’est jamais venu puisque Mayada est partie sans retour. 417 jours se sont écoulés depuis sa disparition, je n’arrive pas à croire que je ne vais plus la revoir. J’ai l’impression qu’elle est encore en voyage et qu’elle va bientôt rentrer à la maison », confie la mère Azza Ramadan, femme au foyer. La maison de la famille, située au gouvernorat de Ménoufiya, est tou­jours en deuil. Le sourire s’est effacé des lèvres de ses parents qui rêvaient d’un avenir plus prometteur à leur progéniture. Dans chaque coin de la maison, Azza a un souvenir avec sa fille qui rêvait d’embrasser cette car­rière depuis sa tendre enfance. Elle a tenu à garder les affaires de Mayada à leur place, comme elle les avait laissées : ses vêtements, ses bouquins, ses archives comprenant une série d’articles qu’elle a signés malgré sa vie professionnelle courte. Une larme tombe sur ses joues lorsqu’elle se rappelle le jour où une enquête de cette brillante journaliste a été choisie comme étant le meilleur projet de graduation au niveau de sa promo­tion lors de sa dernière année à la faculté de communi­cation. « J’ai dit à tous mes voisins de suivre la chaîne Rotana qui diffusait la cérémonie à son honneur, j’étais très fière d’elle ». La maman se tait un moment puis poursuit en sanglotant : « Elle était très ambitieuse et elle s’est vouée corps et âme à sa carrière. Une car­rière pour laquelle elle a quitté la maison familiale à l’âge de 17 ans afin de s’installer au Caire pour étu­dier et trouver une chance d’emploi. Elle a même reporté tout projet de mariage redoutant qu’il soit un frein à sa vie professionnelle. Je ne cessais de lui répé­ter de rester à la maison et d’éviter ce casse-tête, sur­tout que son salaire ne dépassait pas les 900 L.E. (105 euros) par mois. Mais la quête de la vérité était sa seule préoccupation. Un objectif qui lui a coûté la vie », relate cette mère endeuillée qui refuse que le petit frère de Mayada exerce le même métier.

Mayada, tuée en mars 2014, est la plus jeune et la dernière des journalistes qui ont payé de leur vie en exerçant leur métier. Ils sont 10 (dont un étranger), selon le syndicat des Journalistes, et 11, selon le Réseau arabe des informations des droits de l’homme (qui compte le journaliste américain free-lance Andrew Bucher), à avoir été tués depuis le déclenchement de la révolution du 25 janvier 2011. D’après un rapport publié par le syndicat des Journalistes et 5 ONG à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, le journalisme est devenu un métier à gros risque. « Les journalistes doivent faire face à des conditions de travail bien plus difficiles qu’à l’époque du président déchu Moubarak », lit-on dans ce rapport.

« Les journalistes se font abattre et les auteurs de ce genre de crime agissent en toute impunité », confie Gamal Eid, directeur du Réseau arabe des informations des droits de l’homme. Cette ONG a publié sur sa page officielle les noms des « accusés » dans chaque crime.

« Le procès est au point mort »

Les coupables restent impunis et c’est ce qui torture aujourd’hui les familles des victimes. « Le procès de mon mari est au point mort, alors qu’il a été tué lors d’une révolution qui a marqué tous les esprits », explique Inas Abdel-Alim, la femme d’Ahmad Mahmoud, le premier journaliste à avoir trouvé la mort le jour du « vendredi de la colère », le 28 janvier 2011. En plus de la responsabilité de leur fille qu’elle assume désormais toute seule, Inas a décidé de jouer le rôle du détective pour obtenir le droit de son mari. Elle part à la recherche des témoins qui se dérobent, par peur. « Un membre de la famille de mon mari n’a pas osé témoigner. On dit qu’il avait reçu des menaces », confie-t-elle. Elle ne cesse de fouiner, à la recherche d’un gardien ou de ce propriétaire d’un magasin de téléphones portables pour les inciter à témoigner. « A chaque fois que je vais chez lui, ce propriétaire nie sa présence », regrette-t-elle.

Pour d’autres journalistes, c’est bien plus triste. Les médias ont peu ou pas parlé d’eux. C’est le cas d’Ahmad Assem, 26 ans, qui travaillait pour le jour­nal Al-Horriya Wel Adala. Il a trouvé la mort dans les événements qui ont eu lieu devant le siège d’Al-Harass Al-Gomhouri (garde républicaine) alors qu’il couvrait un sit-in des partisans du président destitué Mohamad Morsi. « J’ai l’impression qu’on a ignoré mon fils parce qu’il travaillait dans un journal dépendant des Frères. Il n’était pourtant pas membre de la confrérie, mais c’est dans ce journal qu’il a réussi à trouver une chance d’emploi, surtout que les portes des grands titres sont fermées devant les jeunes qui n’ont pas de piston. Mon fils était sur terrain pour couvrir des événements et accomplir son devoir de journaliste, il ne faisait pas de la poli­tique. Il n’avait ni arme ni pierre dans la main mais tout simplement une caméra », poursuit la mère qui n’a pas eu recours à la justice. « Je vais porter plainte contre qui ? Et qui va me soutenir, alors que des personnes de mon entourage ont inculpé mon fils. Comme si sa faute était d’avoir refusé de rester au chômage et d’avoir voulu exercer son métier malgré tous les risques », ajoute-t-elle.

Depuis sa mort, il y a environ 22 mois, cette mère ne cesse de se rendre au cimetière pour se recueillir sur sa tombe comme si elle veut dire qu’elle est la seule à faire son deuil. « Aucune publication, ni chaîne télévi­sée, ni ONG locale n’ont osé nous rendre visite, seules quelques agences et organisations internationales, dont notamment l’International Coalition of Freedom and Rights, nous ont tendu la main », se rappelle la mère avec amertume. Une mère qui a la peur au ventre, pour son second fils qui travaille comme policier, crai­gnant qu’il ne rencontre le même sort.

Soutien moral et financier

Mais qu’elles soient ou non sous les projecteurs, les familles qui continuent à survivre malgré leurs drames se sentent abandonnées. Elles regrettent l’absence de toute assistance juridique de la part du syndicat des Journalistes.

Telle est la situation de la famille d’Al-Husseini Abou-Deif, pourtant un cas très médiatisé. Ses parents refusent encore, comme c’est la tradition des habitants de leur village natal à Sohag en Haute-Egypte, de rece­voir les condoléances. Pas avant d’obtenir les droits du défunt tué aux alentours du palais présidentiel à Ittihadiya, alors qu’il couvrait les manifestations contre l’ancien président Mohamad Morsi. La famille accuse les Frères musulmans de l’avoir tué. « Le procès de mon frère était bloqué sous le régime des Frères, mais après la chute de Morsi, on a rouvert le dossier qui a été transféré à la Cour pénale. Mais nous avons été déçus par le verdict prononcé en avril dernier, discul­pant les accusés de son meurtre », raconte Salem Abou-Deif, frère du défunt. Il assure qu’il va continuer la bataille et insiste sur le fait que les coupables soient sanctionnés. Dans une initiative indépendante du syn­dicat, des journalistes ont formé un groupe qu’ils ont baptisé « Al-Husseini Abou-Deif » avec l’objectif de continuer la mobilisation.

Khaled Al-Balchi, responsable du comité des libertés au syndicat des Journalistes, rejette ces accusations. Il affirme par exemple que dans le cas d’Al-Husseini Abou-Deif, le syndicat a fait appel du verdict qui a innocenté les accusés et que dans le cas de Mayada, il a déposé une plainte au procureur général pour accélé­rer l’enquête. De son côté, le Réseau des informations des droits de l’homme a consacré une ligne verte pour recevoir les appels de toute personne en quête d’une assistance juridique. « On ne prétend pas pouvoir venir en aide à tout le monde, mais c’est aux familles d’abord de réclamer notre assistance, car certaines refusent notre appui », assure Gamal Eid.

Mais il ne s’agit pas que d’assistance juridique. Ces familles ont aussi besoin d’un soutien moral et souvent d’une assistance financière. Ainsi, Azza Ramadan, la maman de la journaliste défunte Mayada, regrette que seules les colocataires de sa fille, qui vivaient avec elle au Caire, lui rendent visite, le jour de la Fête des mères ou de l’anniversaire de Mayada.

Là aussi, les syndicalistes disent qu’ils font de leur mieux pour aider. C’est ainsi que le nouveau chef du syndicat, Yéhia Qallash, a rendu visite à la famille de Mayada. Même si ce n’était qu’un an après sa dispari­tion, le jour de la commémoration de sa mort. Hicham Younès, ex-membre du conseil du syndicat, a réussi de son côté d’embaucher l’épouse de Tamer Abdel-Raouf, mort en août 2013, dans le journal où elle travaillait comme pigiste.

Quant aux aspects financiers de l’assistance offerte aux familles, ils dépendent malheureusement du bon gré des maisons de presse auxquelles appartenaient les journalistes décédés. Certaines familles ont été plus chanceuses que d’autres. Ainsi, le journal Al-Dostour a offert la somme de 50 000 L.E. (5 800 euros) à la famille de Mayada, alors que des familles de journa­listes qui travaillaient pour d’autres journaux n’ont reçu aucun sou. C’est le cas notamment de la famille d’Abou-Deif. « Bien que mon frère soit mort au cours de l’exercice de ses fonctions, ce qui équivaut à un accident de travail », note son frère. Le syndicat s’est contenté de leur offrir un voyage pour faire le petit pèlerinage. Quant aux pensions de retraite, seules les familles des journalistes syndiqués en ont droit. Sur les dix victimes, quatre ont laissé à leur famille une pen­sion mensuelle (800 L.E. au maximum)

Le Conseil national a été créé par le Conseil des ministres pour aider les familles des « martyrs » et des blessés de la révolution du 25 janvier,

Il offre un dédommagement de 100 000 L.E. et une pension mensuelle de 1 500 L.E. aux familles des citoyens décédés dans les événements qui ont accom­pagné la révolution de 2011, ainsi que d’autres assis­tances. Or, seule la famille du journaliste Ahmad Mahmoud a pu en profiter. Celle d’Abou-Deif essaye toujours de prouver son droit à ces compensations.

C’est entre la quête de leurs droits et les méandres de la justice que survivent les familles des victimes dans le même esprit qui a animé leurs fils et fille. Salem Abou-Deif rappelle le dernier tweet de son frère Al-Husseini : « Si je meurs, continuez la révolution ». C’est ce qu’il a l’intention de faire.

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