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Dépression : Quand la maladie change de camp

Dina Darwich, Lundi, 11 mai 2015

Constamment à l’écoute de drames, les psychiatres et psychologues peuvent se retrouver pris au piège de la souffrance de leurs malades. Pour éviter le pire, ils développent leurs propres méthodes de protection.

Dépression : Quand la maladie change de camp
Une pause à la piscine pour le psychiatre Nabil Al-Qott.

« Je suis tombé dans le piège sans m’en rendre compte, alors que je suis censée savoir gérer mes émotions. J’ai fait un choc traumatique », confie le Dr Suzanne Fayad, fondatrice de l’unité de soutien psychiatrique au centre Al-Nadim pour la réhabilitation des victimes de violences.

Un jour, cette psychiatre a reçu un cas qui l’a bouleversée. Une femme, habitant Hélouan (sud du Caire), a été gravement maltraitée physiquement dans le cercle familial. « Après avoir entendu ce drame, à chaque fois que je me déshabillais, je me sentais incapable de regarder mon corps devant un miroir. Comme si j’allais découvrir des cicatrices de brûlures. Je m’étais identifiée à cette malade et je tremblais de tous mes membres à chaque fois que je me rappelais certains détails de ce cauchemar vécu. Je ressentais à la fois de la colère, de la peur et une envie de vengeance. J’ai donc compris que j’avais besoin de l’aide d’un confrère pour ne pas sombrer dans la dépression », confie la psychologue.

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Dans le film L'Eléphant bleu, un psychologue est tombé malade.

Le cas du Dr Fayad n’est pas unique. Nombreux sont les professionnels du secteur psycho-médico-social risquant d’être atteints de symptômes psychiques. Des métiers qui font face à une intense sollicitation. En effet, le psychologue comme le psychiatre, passe la plus grande partie de sa journée à écouter la souffrance des gens. Il reçoit des personnes en dépression qui décrivent des idées noires ou racontent leurs expériences dramatiques. Le site psychologie.com précise ainsi que « la transmission de troubles psychiques par un sujet dit inducteur est possible à un ou plusieurs autres, sous l’effet dominant d’une imitation chargée d’affectivité, de la suggestion, voire de l’âme collective », (G. Le Bon). Le site doctissimo ajoute que « les personnes atteintes de maladies psychologiques n’ont pas toujours la mine attristée. Mais elles créent autour d’elles une tension qui engendre la colère, l’anxiété, le ressentiment ou la peur ».

Parce qu’elle ne va pas bien, la personne dépressive appelle à l’aide. Mais en l’aidant, l’on devient donc parfois sa victime. C’est pourquoi un psychiatre, un psychanalyste ou un psychologue doit être alerte. Les références de la médecine psychique traditionnelle imposent que le médecin établisse ce que l’on appelle « une barrière professionnelle ». « Il s’agit d’éviter que le médecin s’identifie au patient, sinon le risque est de faire ce que l’on appelle en psychologie un Burn out », indique le Dr Ahmad Abdallah, professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de l’Université de Zagazig (Delta). Une situation qui peut porter préjudice à la santé psychique des professionnels au fur et à mesure qu’ils avancent dans leur parcours. Un état de fait qui prend de l’ampleur, selon le Dr Abdallah, dans les moments de grandes crises où les victimes ne sont plus les seules à souffrir de troubles psychiques.

Dépression : Quand la maladie change de camp
C'est à l'Opéra que le Dr Ahmad Abdallah fait une détente.

Un double défi s’impose également avec les nouvelles méthodes de traitement dont le but est de former une union « malade-corps médical » afin de vaincre la maladie. Une méthode qui consiste à donner aux malades de l’autonomie pour vaincre leurs souffrances, et par la suite leur maladie, puisque le patient doit être naturellement associé à la démarche thérapeutique. « On répète que nous sommes tous dans le même bateau », avance Radwa Oussama, psychanalyste qui adopte ce genre de traitement à l’ONG Al-Hayat qui offre assistance et soutien aux malades psychiques.

La dépression, l’anxiété, la peur changent alors de camp. Et cela peut aussi avoir un impact sur la vie privée même du personnel médical. « Certaines histoires racontées par mes patients m’ont bouleversée. Malgré ma longue expérience, il m’arrive d’être obsédée par des détails », confie Dr Hala Hamad, psychiatre et spécialiste des problèmes de l’adolescence et de l’enfance. En 25 ans de carrière, elle a appris à garder une certaine distance avec ses malades, grâce à l’élaboration de rituels. Une fois à la maison, la psychiatre fait une sieste d’une heure pour se rafraîchir l’esprit. Après ce repos, elle prend une tasse de thé et regarde un film égyptien ancien en noir et blanc. Un moyen pour elle d’évacuer toute sorte de pression.

« Ce système est efficace, mais il m’arrive que les drames des malades influent sur ma vie privée », confie la psychiatre. Elle raconte l’histoire d’une adolescente sodomisée par cinq hommes. « Cette jeune femme m’a raconté tous les détails de son viol, les scènes vécues, la violence dont elle a été victime et ses souffrances après cet acte horrible. Elle m’a déchiré le coeur. Ce cas a longtemps hanté mon esprit au point que j’ai eu peur pour mes enfants », raconte-t-elle. Un de ses confrères partage cet avis. Il confie ne plus avoir de patience pour supporter les problèmes de sa famille. « C’est pourquoi j’ai décidé de changer de carrière après l’échec de mon mariage », confie-t-il, souhaitant rester anonyme.

Gestion du stress

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Les membres du centre Al-Nadim font des séances de thérapie entre eux.

Car en Egypte, les programmes officiels qui aideraient les psys à se débarrasser de ce lourd fardeau sont inexistants. « On manque de soutien », avance le Dr Ahmad Abdallah. Il assure que dans certains pays occidentaux, les psys sont obligatoirement soumis à des séances de thérapie. Le Dr Hala Hamad raconte qu’au Royaume-Uni, les grands centres de psychiatrie disposent d’un département consacré à ce genre de service réservé au corps médical. « D’autres obligent leur personnel médical à suivre des séances de massage afin de conserver leur équilibre psychique », avance le Dr Ahmad Abdallah, qui a recours à des techniques de gestion du stress. Il a ainsi décidé de ne prendre des rendez-vous que trois jours par semaine. « Le reste du temps, j’assiste à des concerts de musique classique, je vais à des expositions d’art, et je ne rate aucun événement artistique », explique-t-il.

En Egypte, pour sortir de cette impasse, certaines institutions oeuvrant dans le soutien psychique ont élaboré d’autres méthodes d’aide destinée au corps médical. A l’hôpital psychiatrique de Abbassiya, au Caire, les médecins bénéficient de séances pour échanger leurs expériences. Pareil au centre Al-Nadim, toujours au Caire. Selon le Dr Fayad, « parfois, le psychiatre a besoin d’une aide urgente. On peut lire sur son visage que l’histoire d’un malade l’a fortement secoué et qu’il est perturbé ». Il arrive même qu’un psy épuisé renonce à revoir un patient.

Au centre Al-Nadim, les psys ont mis au point une méthode supplémentaire de gestion des impacts psychiques, intitulée « The Relief Treatment » (le traitement du soulagement). Très pratique, elle consiste à faire connaître au grand public, dans les médias par exemple, la souffrance particulière de certains malades. Ainsi, ils ne portent pas eux seuls la charge des drames dont ils ne sont pas responsables. Ce qui traduit aussi une plus ample implication de leur part.

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