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Don d’organes : Un tabou à briser

Chahinaz Gheith , Lundi, 07 février 2022

Alors que des milliers de vies dépendent d’un don d’organe, des tabous persistent en Egypte, malgré une loi et une fatwa autorisant la pratique. Une campagne de sensibilisation tente de changer la donne.

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Ce papier ne la quitte pas, elle le sort soigneusement de son sac et commence à lire : « Je soussignée Sarah Fouad, déclare être favorable au prélèvement de mes organes et de mes tissus à ma mort ». « Seules 7 autres personnes dans toute l’Egypte détiennent le sésame », dit-elle. Tout a commencé lorsque cette femme de 34 ans a décidé de faire don de ses organes après la mort et a donc fait un testament enregistré dans le registre foncier. Or, l’affaire n’était pas si simple étant donné que les fonctionnaires du registre, n’ayant aucune idée de ce formulaire, ont, dans un premier temps, refusé de le faire, sous prétexte que cet acte est non seulement illégal, mais aussi illicite, et que ce genre de papier ne se fait pas au registre foncier.

 

Mais la jeune femme n’a pas baissé les bras et s’est rendue au ministère de la Justice où elle s’est procuré un document qui assure qu’il n’y a aucune interdiction, ni médicale ni légale ni religieuse. Pour inciter d’autres à lui emboîter le pas, Sarah a créé une page sur Facebook intitulée « Les amis du don d’organes » et a lancé une campagne de sensibilisation sur l’importance du don d’organes après le décès. Et bien qu’elle ait réussi à convaincre plus de 5 000 personnes de faire don de leurs organes après la mort, 8 seulement ont pu faire l’enregistrement, faute d’informations sur les démarches à suivre. « Nous sommes tous concernés, personne n’est à l’abri. C’est pourquoi il faut en parler, ouvrir le débat, s’informer et sensibiliser les fonctionnaires du registre foncier, afin de faciliter les procédures », estime Sarah, tout en ajoutant que le fait d’enregistrer les testaments de don d’organes dans le registre foncier n’est pas nouveau, vu qu’il est réglementé par la Constitution égyptienne depuis 2014, après avoir été approuvé religieusement par Al-Azhar et l’Eglise. Pourtant, elle déplore le manque d’informations et la confusion chez les gens entre le don et le trafic d’organes.

C’est en 2010 que la loi autorisant le don d’organe a été promulguée, un don fait sur la base du volontariat et sans but lucratif après la mort encéphalique. S’agissant d’un prélèvement post-mortem, elle s’en est d’abord tenue à la solution du consentement présumé. En gros, un prélèvement est possible si, de son vivant, le patient n’y a pas fait connaître son opposition, et à condition que les membres de la famille ne s’y opposent pas non plus.

En théorie, les médecins, s’ils envisagent un prélèvement, doivent en informer les proches du défunt et solliciter leur accord. Dans la pratique, confesse un soignant, « les médecins ne s’acquittent pas toujours de cette formalité, car les proches expriment spontanément toujours leur refus ». Un refus qui s’explique en partie par des facteurs à priori religieux, et ce, bien que Dar Al-Iftaa ait considéré le don d’organes post-mortem licite.

 

Une résistance sociale à la peau dure

 

Don d’organes : Un tabou à briser
Pour des milliers de malades, le seul espoir de guérison ou de survie réside dans l’attente d’une transplantation d’organes.

 

Une loi qui remonte à plus de dix ans et un avis religieux favorable n’ont pourtant pas sorti le dossier du don d’organes du tunnel des polémiques. Avec une culture qui considère le corps comme un don sacré et intouchable après la mort, le blocage persiste. D’où l’importance de lancer cette campagne de sensibilisation. « Pourquoi s’attacher à des organes qui seront enterrés avec mon corps et qui ne serviront plus à rien, alors qu’elles pourraient sauver des vies ? », lance l’actrice Elham Chahine, appelant à ce que la mention « donneur d’organes » soit inscrite sur la carte d’identité. Soutenue par de nombreuses célébrités, cette campagne a pour objectif de promouvoir davantage une véritable culture de don. « Donner la vie est le plus beau des dons et permettre une transplantation, c’est permettre une seconde naissance ! », dit l’écrivaine Farida Al-Choubachi.

Khaled Al-Guindi, l’un des cheikhs d’Al-Azhar, balaie les tabous liés à l’islam. « Du point de vue religieux, rien ne s’oppose au don d’organes et au prélèvement sur des cadavres. Le don d’organes est même une aumône courante (sadaqa gariya) et désigne dans l’islam un bienfait qui se poursuit après le décès de son auteur », précise-t-il.

En Egypte comme dans d’autres pays arabes, de nombreux patients souffrent ou meurent faute de greffe, souvent en raison de règlements et de préjugés tenaces dissuadant les dons. Il est à noter que plus de 50 000 insuffisants rénaux sont sous dialyse, selon l’Association égyptienne des reins. Un tiers d’entre eux attend une transplantation rénale. Il y a aussi environ 1,5 million de patients qui ont besoin d’une greffe de foie, et sont ainsi tributaires du don d’un parent ou d’une personne décédée. Beaucoup d’autres sont dans une situation critique parce qu’ils ont besoin, par exemple, d’un coeur ou d’une cornée, des organes qu’on ne peut prélever que sur un défunt.

Un donneur peut sauver 4 vies

Dr Mahmoud Al-Métini, président de l’Université de Aïn-Chams et l’un des pionniers de la transplantation de foie en Egypte, pense qu’aujourd’hui, on est loin de pouvoir répondre à une demande sans cesse croissante de patients en attente d’une greffe d’organes (rein, foie, cornée, moelle osseuse …). « Il est clair que les besoins en la matière sont importants et qu’il serait illusoire de prétendre faire face à toutes les demandes. Nous avons les compétences, nous avons des structures de haut niveau, mais ce sont les mentalités des citoyens qui constituent un réel problème », explique-t-il tout en ajoutant qu’un donneur permet de greffer 4 personnes en moyenne, les organes les plus greffés étant le rein, le foie et le coeur. Selon lui, jusqu’à nos jours, il n’y a eu aucune opération de don d’organes post-mortem, sauf celle des cornées. « Les gens ont peur de la déformation de la dépouille, alors que ce n’est qu’une couche transparente que le médecin prélève 3 ou 4 heures après le décès, et non pas l’oeil en entier », souligne Dr Mohamad Soliman, ophtalmologue, qui déplore la fermeture des banques des cornées faute de donneurs.

Sacralité du corps et manque de confiance

Mais comment expliquer alors la réticence des Egyptiens ? Pourquoi ce geste civique, humain et rationnel de léguer ses organes une fois mort est difficile à être conçu par les gens ? Serait-ce parce que la mort est un sujet tabou et rarement envisagé ? Ou serait-ce pour sa sacralité et pour le respect de la dépouille ? La sociologue Nadia Radwane estime que le seul obstacle à l’activation de la loi est d’ordre psychologique et sociétal, et non pas médical ou religieux. Il est évident qu’on possède des connaissances limitées, voire erronées de cet acte et qu’un ensemble de croyances d’ordre socioculturel freinent l’élan des gens, en plus de barrières psychologiques et religieuses surtout. « En islam, si la vie est sacrée, le corps humain est inviolable. Mort ou vivant, il appartient à Dieu, et nul ne peut le mutiler en prélevant sur lui des organes qui pourraient faire l’objet d’un quelconque commerce. Cependant, le Coran et les hadiths mettent l’accent sur l’importance du principe de nécessité, selon lequel il devient possible d’enfreindre les interdits religieux dès l’instant que la greffe est pratiquée dans le but de sauver une autre vie », explique-t-elle, tout en ajoutant que bien que 18 pays musulmans, dont l’Arabie saoudite, aient autorisé le prélèvement d’organes sur les morts, cette idée a beaucoup de mal à passer.

Pour les Egyptiens, coptes comme musulmans, le corps du défunt reste sacré, une conception qui remonte à l’époque des Pharaons. C’est le cas d’Inès Fadel, 24 ans, qui ne se dit pas contre cette campagne, mais qui exprime une peur de se faire charcuter après sa mort. « Je ne veux pas être dépecée, dispersée. Renoncer à mon foie ou à ma rate déclenche une peur fantasmatique de morcellement. Il s’agit symboliquement de tronçonner le corps », confie-t-elle.

D’autres refusent encore le prélèvement d’organes sur un proche décédé ou en état de mort cérébrale non pour des raisons religieuses, mais par manque de confiance quant au bon usage des organes. Des craintes amplifiées par le fait que l’Egypte est, avec l’Inde, la Chine et les Philippines, l’un des pays du monde les plus touchés par le trafic d’organes, selon l’OMS. « Je crains que les greffes ne bénéficient qu’à ceux ayant les moyens de s’offrir un organe. Et je ne supporte pas l’idée de faire un marché juteux en moi », conclut Moustapha Rizq, 30 ans.

 
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