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La thérapie de boulangère

Samar Al-Gamal , Mercredi, 18 mai 2022

Boulanger a des vertus curatives pour vaincre l’anxiété et la dépression.

La thérapie de boulangère

L’aube pointe lorsqu’elle abandonne son lit chaud vers la chambre du four dans l’arrière-cour de la maison. Elle serre le grand bol en faïence entre ses longues jambes. Farine et eau. Elle tend la main et attrape un morceau de pâte enveloppé dans un petit chiffon. C’est son levain et aujourd’hui c’est le jour du pain. Un peu de sel. Rien de bien compliqué. Elle incorpore tout doucement à la main, la farine avec l’eau, pétrit. Un bon coup de paume. Tire, replie, appuie dessus. Encore de la farine et un peu plus d’eau. Elle poursuit son dialogue avec la pâte jusqu’à ce qu’elle lui cède complètement. Elle la recouvre d’un linge et la laisse reposer.

Au bout de quelques heures, ses petits-enfants feront irruption dans la chambre dès que l’odeur du pain se répandra dans les lieux. Elle leur racontera plus tard ce moment il y a 45 ans qu’on lui annonça la mort de son fils. Elle se leva dans la nuit et, comme sur un pilote automatique, se met à la pâte pendant des heures et des heures. La pâte pousse jusqu’aux bords de la bassine. Elle la coupe, la farine légèrement, la replie, l’emprisonne par la paume de la main et sur une plaque, tape, dorlote, aplatit ses bords et la tourne en demi-cercle à droite et à gauche avant de la pousser au four.

Elle ne savait pas à l’époque que la pâte qu’elle façonnait à son gré remodelait son âme. Elle entendait secrètement ses gémissements, lui enlèverait sa peur et la remplacerait par un calme qui perdureraient jusqu’à la semaine d’après, quand elle se mettra de nouveau à boulanger. C’était sa thérapie. «  Je crois que boulanger a le pouvoir de guérir », dit-elle aujourd’hui, à la veille de ses 85 ans.

Une étude publiée en 2019 par l’Université de Seattle Pacific aux Etats-Unis sur « l’efficacité de la thérapie culinaire » suggère que « le recours à des interventions culinaires augmente l’effet positif et le bien-être mental et réduit les complications liées au deuil après le décès d’un être cher ». Et de plus en plus de preuves scientifiques prouvent que boulanger est l’une des meilleures formes d’auto-soins et les professionnels de la santé mentale ne jurent que par ses effets thérapeutiques.

Avec la quarantaine forcée par le Covid-19, tout le monde semblait obsédé par la fabrication du pain. Cette expérience peut, selon les psychologues, calmer le système nerveux et apaiser un esprit inquiet car elle met la conscience dans le moment présent, déclenche le sens du toucher pour pétrir ou rouler la pâte, de l’odorat quand la confiserie est presque prête, et du goût avec le résultat final. Un rituel qui permet de reprendre contact avec son corps et force à « sortir de sa propre tête » et peut vraiment calmer le dialogue interne. Pour les personnes qui luttent contre des pensées anxieuses, ces activités agissent comme un distracteur efficace pour que l’esprit se concentre sur quelque chose de plus productif et de plus bénéfique que les pensées et les soucis de rumination. Une sorte de médiation thérapeutique ou Mindfullness autour de la création du pain.

La romancière Marian Keyes l’a découvert alors qu’elle était au milieu d’une dépression écrasante et n’a pas cessé depuis. Dans son livre de recettes Saved by the Cake, la romancière anglaise écrit que confectionner des gâteaux lui a sauvé la vie et l’a aidée à se sortir de la dépression. Débutante complète dans la cuisine, Marian a décidé de faire cuire un gâteau pour une amie. Elle s’est rendu compte que cette tâche était ce qu’elle devait faire pour la faire passer chaque jour. Et alors elle a cuit, et elle a écrit ses recettes, et peu à peu la dépression a commencé à se lever...

Le rappeur anglais Loyle Carner a, lui, parlé de l’impact qu’avait eu cette activité sur son trouble du déficit de l’attention à l’adolescence, si bien qu’il a créé une école de cuisine pour des jeunes qui souffrent du même problème. Le fait de suivre une recette et d’assembler les choses étape par étape améliorera aussi les capacités de concentration de certains patients comme en thérapie cognitivo-comportementale et qu’on peut pratiquer à travers une recette. Aussi important encore, disent les psys: avoir quelque chose de tangible à montrer apporte un sentiment d’accomplissement. Avoir un sentiment de contrôle sur quelque chose et un but aident à repousser les sentiments de dépression et apaise l’anxiété. C’est une thérapie qui s’applique, même si elle est encore expérimentale. Ce type de thérapie est défini comme des techniques impliquant des activités expressifs pour aider les patients à faire l’expérience de situations émotionnelles.

« Lorsque la tâche vous permet de créer quelque chose pour vous nourrir et nourrir vos proches, cela peut être une expérience très puissante », explique Chahira Al Khadem, coach de vie qui a commencé sa carrière en mélangeant son art culinaire à sa thérapie. « Je considère cela comme l’une de mes plus grandes stratégies de santé mentale. Au début, je préparais un gâteau, simplement pour obtenir l’effet de chaleur à la maison. Même si les moyens financiers nous manquaient, j’avais toujours les ingrédients de base », déclare Al Khadem. « Il y a une satisfaction inimitable, une gratification à mettre sur la table un pain ou un gâteau qu’on a fabriqué soi-même et que ma famille attendait, et cela me rendait heureuse. Je me sentais utile, présente », affirme-t-elle.

Dans sa séance aujourd’hui, elle fait correspondre chaque ingrédient à une métaphore concrète sur la vie et suggère à ces clients des associations avec l’ingrédient et creuse le lien entre pâte et émotions. Quels « ingrédients » avez-vous apportés à la table émotionnellement? Quelle est votre caractéristique salée ?

La pâte doit se reposer pour fermenter, des fois quelques minutes, parfois un jour entier. Qu’en est-il des comportements ? C’est l’occasion de pratiquer soit l’impatience, soit la patience. Même un échec, comme faire du pain qui n’a pas augmenté et, tout à coup, vous vous retrouvez avec de la pita à la place. Une nouvelle perspective sur la vie, à vous de décider. La thérapie culinaire diffère. Il ne suffit pas de parler comme dans une séance de thérapie classique. C’est un acte tangible ou une tâche concrète. Il y a le toucher, le mouvement, l’odorat et la stimulation visuelle. La combinaison est puissante et inspire l’autoréflexion d’une nouvelle manière et le point de départ est tout simplement une recette.

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