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Le chemin de djebel Akhdar

Traduction de Suzanne El Lackany, Lundi, 12 novembre 2012

Entre poésie et prose, le poète omanais Seif Al-Rahbi revisite le mythe du lieu dans son nouveau recueil Al-Seoud ilal djebel Akhdar (gravir le djebel Akhdar, Dubai 2012). Entre géographie, culture, mais surtout histoire, il nous montre qu’atteindre les sommets est plutôt un voyage intérieur.

Cela va sans dire qu’il faut se rappeler et avoir constamment présent à l’esprit tout ce qui a trait aux pluies et à l’eau. La dense verdure dominante. Les oasis de palmiers et d’arbustes. Et ce ruisseau qui coule généreusement dans les sombres méandres fertilisants tout au long de l’année. Les points verts resurgissent à la mémoire et quelle que soit leur dimension réelle au pays du souvenir, ils se métamorphosent en univers plein d’étoiles et de galaxies suspendues dans leur ciel.

On se souvient, on revoit en imagination les excès des étés torrides, le choc des vents cruels contre les rochers jour et nuit. Le silence total accompagnant des nuages d’humidité qui recouvrent l’espace et toute vie sur cette terre comme si le monde allait exposer de tout son poids d’un instant à l’autre. La mémoire vient offrir comme un cadeau, durant ces moments-là, des oasis de palmiers verts entre les montagnes qui semblent sorties de mythes anciens et des temps du déluge. Le paysage pourrait frapper, sidérer, comme l’étonnement d’une première innocence dans un lieu tellement unique. Un lieu qui s’entortille autour de toutes sortes d’arbres et des sources de ses montagnes dans la nuit noire ou bien dans les matins des jours infinis. La brise des précipices (Kaws Hadra) fait mouvoir cet univers et sa paisible quiétude avec ses rêves, immuablement.

Serour : tel un ruban enveloppé de ses édens où l’ombre s’allonge et touche une enfance et cette eau où nous nagions avec les grenouilles et les petits poissons et les anges ou même tous les diables devenus alors des frères si coquins qu’ils agaçaient gentiment. Ensuite, ils ont incarné le désir de détruire le monde. De Serour, on traverse la vallée de Semael, herbeuse à toutes les saisons, jusqu’au village de Hassas qui habite les rêves plus que la réalité. C’est un petit village dérobé aux regards sur les flancs entre ravins et vallées. Le village surgit en cet instant de l’été pour que je me rappelle les variétés de pastèques et la générosité de ses gens. Je ne me rappelle plus les traits de leurs visages. Je ne sais plus si ce village a toujours gardé ce précieux trésor de fruits d’été à la saveur incomparable. Des années ont passé. Je me souviens souvent du goût de ces fruits comme d’un modèle esthétique d’origine platonicienne en ce qui concerne l’odeur, le goût et la forme de leur arbre. Un instant fait revenir un autre village, au côté opposé de la vallée. On y arrive par Serour à travers les reliefs de la montagne noyés entre les chemins rocheux. Un témoignage manifeste de beauté, de verdure, de volupté. C’est le village de Kika. Mon père, que Dieu ait son âme, nous y amenait souvent. Les habitants du village étaient bons et généreux, excessivement, selon l’attitude des Omanais jadis. Je me souviens des figues, une merveille rare et unique créée par la nature de ce village. Aucun autre village, aucune ville d’Oman ne peut donner une telle quantité de figues. Je n’ai jamais goûté de figues aussi bonnes ou ayant une si belle forme, même dans les montagnes du Liban ou de la Syrie, malgré la fertilité du sol et l’étendue des champs luxuriants.

Je me dis : les figues de Kika sont particulières et ne ressemblent à rien d’autre, elles sont nées dans l’un de ces villages des paradis éthérés.

Dans des moments pareils, toujours aussi brûlants, à travers le climat et l’activité des hommes, on essaye de retrouver des scènes et des vues de paysages au plus profond de la mémoire lointaine. Un genre de consolation, une promenade en rêve parmi les lieux de l’enfance. Lorsque les nuages bien réels se font rares dans le ciel, la mémoire et l’imaginaire offrent avec abondance plus de beauté et tirent des larmes de vie et d’espoir de la pluie fécondante.

J’ai dit : J’écraserai les montagnes

Comme un immense terrain vague

Je verrai par-delà l’horizon

J’ai dit : Je vais condenser les nuages

Comme une terre gorgée d’eau

Et je verrai par-delà les étoiles

J’ai dit : Je vais enrouler le ciel

Comme un tapis

Pour voir par-delà le mirage.

Toujours au commencement de l’été, étendant leur présence et dominant le cours de la vie des hommes, sur les entrelacs de chemins, dans les villages et dans les villes, dans les plaines ou les montagnes ou les déserts, on voit les dattiers seuls ou unis auxquels s’attachent les rameaux verts, hauts et impressionnants. Ils invitent à la contemplation et au vagabondage de l’esprit. Le dattier est un arbre béni. Il fut planté et a poussé sur le sol des légendes et du sacré depuis la nuit des temps. Tous les livres célestes l’ont béni, et surtout le Saint Coran. L’être humain l’a béni car il lui donne la nourriture du corps et de l’esprit. Il sait résister aux tempêtes violentes, aux torrents et aux déracinements. Le dattier refuse le voyage de l’exil qui l’éloignerait du lieu des origines et de la terre des ancêtres, fut-elle dure et cruelle.

Abdel-Rahman Ier, dit le juste ou l’exilé (surnommé le faucon des Quraych), y voyait un arbre aussi stable que son émirat d’Andalousie, dont l’opulence et la prospérité constituaient un agréable repos quand la terre des aïeux où il naquit le condamnait à l’errance de façon tragique. Malgré tout, il voyait dans ce miroir taché du sang de l’exil son âme d’exilé. En Andalousie, il s’unit à l’âme du dattier. C’est là qu’il put comprendre le sens du bannissement et de la solitude loin de ceux que le cœur avait aimés. Le dattier semblait signifier un profond enracinement.

En terre occidentale, loin du pays du dattier,

Je me suis dit : Le dattier me ressemble car il est exilé et proscrit

Vivant un exil infini loin des fils et de la famille.

Tu as grandi sur une terre où tu es étranger,

Nous nous ressemblons en partageant l’écart et la séparation.

Ces vers originaux portent en eux une esthétique exquise et le tourment de la séparation. On y sent on ne sait quelle emprise indispensable et irrésistible malgré l’immense somptuosité du paradis andalou aux yeux du faucon des Omeyyades. Une attraction au-delà de la terre de l’enfance qui fait jaillir une poésie d’une profonde spiritualité, apportant une fraîcheur d’inspiration à la poésie et qui résistera au passage du temps. Quel homme est celui qui a su soumettre l’Andalousie ! Ce conquérant, ce fondateur tragique ! Nous avons tous connu à un moment ou à un autre cette affection qui nous lie à un dattier et aux palmeraies autour d’une maison à la lisière d’une vallée fertile. Et en bas de la vallée, des dunes parées de palmiers dattiers s’élèvent au bord d’un précipice comme pour préserver la vie de l’abîme, la retenant avant de sombrer dans les ténèbres des fonds. Les dunes avec l’archipel de palmiers s’enchaînent depuis des millénaires, résistant à l’oubli, à la disparition, au pouvoir des saisons de sable rampant sur le vert qui pousse sur l’aridité. Et qu’en est-il du dattier solitaire au pied de la montagne ou à l’orée de la vallée, du village, très seul, séparé du bosquet de palmiers ? Le palmier dattier sait résister également à l’outrage des vents et au vide viscéralement lié à la solitude et à la déréliction. Face aux épreuves les plus dures, il se ressource avec une part du rêve puisé dans l’âme de la communauté des palmiers. Et toutes les cellules du palmier dattier sont parcourues d’un mouvement de solidarité et de l’émoi de l’affection. Ce choix difficile lui transmet-il un sursaut d’énergie invisible pour survivre malgré tous les défis comme un chant au cœur de l’ouragan ?

Seif Al-Rahbi

Ecrivain, poète et romancier omanais bien connu dans le monde arabe, il est rédacteur en chef de la revue culturelle Nizwa. Il est né dans un petit village à 70 kilomètres de la capitale du sultanat d’Oman. Les montagnes qui entourent son village avec la verdure des terres constituaient son petit monde. Il a étudié tout d’abord dans le village et a continué le cycle primaire dans la capitale omanaise Muscat. Puis il est parti au Caire pour ses études préparatoires, secondaires et universitaires. Durant les trois premières décennies de sa vie, il s’est déplacé entre Le Caire, Beyrouth, Damas, Alger, Londres, Paris, Sofia, les Emirats arabes unis, avant de finalement revenir à Muscat. Il a publié 15 ouvrages entre poésie et prose. Parmi ces recueils de poésie, citons Raas al-mossafer (tête du voyageur), Madiya wahéda la takfi li qatl osfour (un seul couteau ne suffit pas pour tuer un oiseau) et Qos qazah al-saharaa (l’arc-en-ciel du désert).

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