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Bahaa Abdel-Méguid : Adieu Ramsès ! Laisse-nous jouir d’une relation nouvelle

Michel Galloux, Mardi, 24 décembre 2013

Dans cette nouvelle tirée de son recueil Les Feuilles du paradis, Bahaa Abdel-Méguid met en parallèle le déplacement de la statue Ramsès et le déclin de l’image du peuple égyptien.

Après avoir quitté la place Tahrir (place de la libération), je ressentais de la solitude malgré l’immense foule d’hommes, de femmes et d’enfants fêtant le départ de Moubarak, des drapeaux égyptiens à la main et peints sur le front. J’avais scandé des slogans et chanté avec eux, aidé des visiteurs à prendre des photos-souvenirs à côté des blindés de l’armée et des soldats ingénus d’origine campagnarde, puis pleuré sur les photos des martyrs et sur ma compréhension erronée de la notion d’amour et de loyauté à un chef qui ressemblait beaucoup à mon père. Je sortis et fus effarouché par un mannequin pendu par le cou : j’eus peur de la mort et de la peine capitale, je déambulais sur la place Abdel-Moneim Riyad, on voyait des pancartes où étaient écrits : « Constitution d’abord ! », « Condamnation des symboles de la corruption ! », « Les milliards dilapidés et les coeurs apeurés ! ». Je m’assois pour reposer mes jambes à côté du Musée égyptien, dont l’apparence changeait selon la direction de la lumière incidente, en particulier lorsque je penchais la tête pour le voir sous des angles différents. Je me rappelais mon amie Nadia qui étudiait l’archéologie : combien de fois avions-nous visité ensemble ce musée !

Nadia n’était pas avec moi cette fois-ci, elle était partie et m’avait dit : « Nos voies divergent : toi, tu veux la liberté, et moi, je veux la famille et la stabilité … Quel profit allons-nous tirer des manifestations et de la politique ? J’ai déjà 36 ans, et j’ai beaucoup patienté avec toi … 7 ans se sont écoulés, et chaque parti dans lequel nous avons travaillé a usé une grande partie de mon corps, de ma féminité et de ma vie. L’un de mes proches qui travaille à Dubaï est arrivé … Il est veuf et a un enfant, et il voudrait que je sois à leurs côtés. Je vais travailler comme enseignante et laisser le journalisme. Combien de journaux ont fermé depuis que j’y ai travaillé ! Il ne sert à rien que je reste en Egypte, la situation ne va pas s’arranger, tu peux me croire … Le peuple doit d’abord changer sa mentalité, nous sommes corrompus depuis bien longtemps, crois-moi, tu perds ton temps … Le présent et le futur sont sur la place Moustapha Mahmoud, là-bas, ils possèdent le pouvoir et l’argent ».

Je suis quasiment chômeur, traducteur dans un bureau privé du centre-ville, je traduis des attestations de compétences, des diplômes de fin d’études, des rapports médicaux et des contrats de bail et d’achat pour les étrangers et les candidats à l’expatriation et au voyage. Je suis doué en traduction, mais je suis paresseux, j’adore Charles Dickens, mais le Centre national de la traduction a refusé que je traduise ses romans, sous prétexte que personne ne lit Dickens en Egypte. Il n’a accepté que la traduction de ses romans de vulgarisation, bien qu’il soit capable de rendre compte de la situation de pauvreté, d’ignorance, de maladie et d’exploitation de l’être humain qui prévaut dans l’Egypte d’aujourd’hui. Je marchais et vis le café Minho Fihi sur ma droite, dans le quartier de Maarouf. Le garçon me servit un café aussi infect que l’amertume de mes jours, je m’y asseyais auparavant avec mon ami Saleh qui a été arrêté et toujours pas libéré. J’avais face à moi l’Association des jeunes musulmans, les nouveaux dirigeants et l’avenir probable de l’Egypte, l’Administration des analyses chimiques avec le symbole de la couronne royale au-dessus du bâtiment, à côté l’Académie Sadate et en face le Syndicat des avocats et l’Administration foncière (enregistrement des contrats de ventes et d’achats de biens immobiliers — NDT), je ressentis une terrible migraine qui me faisait exploser la tête, j’entrais alors dans la pharmacie de l’Isaaf où je vis une femme d’une extrême pauvreté qui achetait du Tramadol. En me voyant, elle feignit la maladie, le vendeur fut gêné, j’achetais du Panadol, et je m’assois à côté de l’Institut de musique. Les gens trouvent-ils donc le temps de chanter dans l’Egypte d’aujourd’hui, on entendait, venant du kiosque voisin, la chanson Madnaak Gafaah Mirqado de Abdel-Wahab, interprétée par la chanteuse Angham d’une voix aussi triste que la patrie frustrée.

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Graffiti sur le mur de la rue Mansour au centre-ville. (Photo : Maya Gowaily)

Je vais aller retrouver Nadia à Alexandrie, je lui dirais : « Marions-nous et jouissons d’une relation nouvelle ». J’entrais dans la gare sans pouvoir la reconnaître, elle avait été démolie sous prétexte de la rénover, démolie comme moi et comme Nadia. Je sortis et m’assois. Ce n’était pas la place Ramsès. Où était la statue ?

Je me souviens t’avoir vue avant qu’ils ne t’enlèvent de là, et j’écrivais un jour :

Adieu Ramsès, ton départ était une réalité et une fatalité, il fallait que tu quittes ce lieu pour un autre. J’ai été choqué de te voir ainsi serré entre ces planches de bois et de fer, il était écrit sur le panneau qui cachait ton visage et ton menton : « Opération de démontage et de transport de la statue de Ramsès vers un autre lieu ». C’est avec cette facilité que l’on t’arrache à ton lieu et que l’on te prive de ton droit à rester sur ta place, où tu salues ceux qui arrivent au Caire, capitale de l’Egypte, comme ceux, étrangers ou Egyptiens, qui le quittent. Tu dis au monde que ce sont nous les pharaons, les colosses de ce monde, qui avons bâti ici la première civilisation dans l’Histoire. Au début, ils ont asséché la fontaine que tu possèdes et qui repose devant vous et ont placé des barrières en fer qui ajoutent d’autres carcans à ceux qui nous entravent déjà.

C’est toi, Ramsès, que l’Histoire a immortalisé par le biais de ses livres saints et de ses légendes populaires … Où donc est Moïse aujourd’hui ? Te souviens-tu de lui ? Et te souviens-tu de votre querelle sur l’essence de Dieu et la conception du pouvoir ?

Où vas-tu ? Qui comblera le vide que tu laisseras après ton départ ? Comment cette grande place sera-t-elle renommée ? Que deviendra la gare sans toi ?

Certes, je suis interloqué au plus haut point lorsque je descends de l’autobus sur cette vaste place, je ressens mon insignifiance et ma petite taille face à ta hauteur et à ta majesté, mais en quelques instants, j’éprouve de la fierté, car tu fais partie de ma famille et que mes racines remontent à toi. Je me sens alors important et puissant, et regarde de haut les héros de cette science qui domine le monde aujourd’hui, la force de l’Histoire m’envahit et je me dis que demain est proche pour celui qui l’attend.

Où vas-tu aller ? En Palestine, à Ramallah, ou à Fellouja ? Peut-être la mer va-t-elle se fendre et les ennemis se noyer, et ton corps sera-t-il également intact ?

Sais-tu où tu vas aller lorsqu’ils désagrégeront ton corps en petits cailloux ? Ne crains-tu pas de perdre certains de tes membres pour cause de négligence et de manque de considération pour ta personne et ton corps en tant que roi ? L’ouvrier accablé par la pauvreté et le silence reconnaîtra-t-il ta valeur et t’aidera-t-il à demeurer éternel ? Ou bien te traitera-t-il comme le symbole de tous les rois tyranniques qui, en entrant dans un village, y sèment la corruption et asservissent ses habitants ? Tes yeux, ton menton, ta poitrine, tes pieds, ton sourire discret et optimiste resteront-ils tels qu’ils sont pour réjouir ainsi les gens qui t’entourent, ou bien l’affliction de l’exil et le désarroi de la solitude se liront-ils sur ton visage ?

Il faut que tu quittes ce lieu, car la terre tremble sous tes pieds, le métro passe à toute vitesse, les étoiles et les nuages du ciel tombent au-dessus de ta tête et s’écrasent sur le pont du 6 Octobre.

Tu es seul et malheureux, personne ne s’intéresse à toi, ils te placent où ils veulent, on t’a privé de toute volonté et de capacité d’action véritable ou de rébellion et de désobéissance. Tu es devenu un véritable Egyptien, ils sont parvenus à te rendre passif et à faire de toi leur prisonnier, tu es devenu moi-même maintenant.

J’attends sur la vaste place, le regard dans le vide. Je ne sais trop ce qui va arriver maintenant ou demain, et ne peux pas repousser le danger qui arrive, en le supprimant et en l’anéantissant. Adieu, donc, mon ami, toi dont nous faisions autrefois un dieu.

As-tu vu Nadia sur la place ? As-tu entendu sa voix lorsqu’elle disait qu’elle n’irait plus sur la place après avoir été violée et foulée aux pieds par un officier de police ? Le bruit du sifflement du train m’appelle-t-il pour que je me rende auprès de lui, là-bas, au pays de la mer, des nuages, du ciel et du peuple artiste et révolté comme les vagues déchaînées. Je m’assois sous le pont à côté d’un vendeur et j’ai le sentiment que je ne l’ai pas quitté il y a longtemps, attendant peut-être Nadia, Saleh, ou la statue et la miséricorde divine.

Bahaa Abdel-Méguid

Professeur assistant en littérature anglaise à l’Université de Aïn-Chams, il a obtenu son doctorat des lettres de l’Université de Dublin sur la poésie irlandaise. Il a déjà publié 5 oeuvres : Khammaret al-maabad (bar du temple) aux éditions Merit du Caire en 2011, dont l’itinéraire du héros est fortement marqué par le séjour de l’écrivain à Dublin. Un voyage initiatique dont le rapport avec l’Autre a abouti à l’expérience de l’écriture. Il a déjà publié Al-Piano al-aswad (le piano noir), recueil de nouvelles sur les contradictions de la nature humaine dans un style très expérimental. Sainte-Thérèse aux éditions Charqiyat en 1991, et Al-Noum maa al-ghorabaä (dormir avec les étrangers) aux éditions Merit, qui sont tous les deux traduits dans le même ouvrage par les presses de l’Université américaine du Caire en 2010. Et Awraq al-ganna (les feuilles du paradis) aux éditions Merit, 2012.

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