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Personne ne fait en général attention à moi. Je parie là-dessus et je le souhaite. Que le regard de la victime reste braqué sur l’homme assis confortablement à un grand bureau, c’est là l’attitude de tout accusé qui entre chez nous, aussi vif et éveillé soit-il. Il ne me remarque que si mon supérieur hiérarchique Nabil Al-Adl fait un signe dans ma direction. A ce moment-là, je suis contraint de sortir de l’ombre.
« L’ombre de celui qui est en quête de la vérité » :
C’est la façon dont j’ai souhaité me définir. Lui, il pense, et moi, j’écris. Ils ont voulu que je sois sa main et sa plume. Il ne convient pas que je sois assis exactement en face de lui, et s’il marche, je reste à un pas derrière lui, comme la paysanne qui suit un époux qui n’a pas assimilé les règles de l’urbanité. Celui qui se présente sait tout cela d’avance, c’est pourquoi il ne m’accorde même pas le moindre regard. Ses yeux sont fixés sur celui qui va décider de son sort, et pas sur celui qui le consigne sur papier. La consignation est un acte purement formel pour authentifier la décision. Et pourtant, Moustapha Ismaïl, ex-professeur de droit à l’université ayant gagné le titre de « voleur des années quatre-vingt-dix le plus expérimenté », fit attention à moi dès le premier instant. Il jeta un regard furtif derrière lui, là où j’étais assis, et après avoir été séduit par ses idées, je restai obsédé par cet intérêt qu’il m’avait manifesté, lui cherchant une explication.
Cependant, honnêtement parlant, moi et ma profession, nous ne sommes pas aussi médiocres que cela. A cause peut-être d’une fausse modestie, ou bien d’un désir enraciné de me mettre en retrait, ou encore des deux à la fois — je ne sais trop comment nommer ce sentiment, je n’ai pas su exploiter comme il aurait fallu une position privilégiée. Quelqu’un d’autre que moi, suffisamment rebelle, aurait pu divulguer des secrets qui ne seraient venus à l’idée de personne. C’est ce que comprit Moustapha, lui qui cherchait à éterniser son récit et à trouver en moi quelqu'un qui puisse transmettre son message.
C’est peut-être pour cela que je répondis à cette annonce étrange accrochée au mur de notre café, et que je suis allé trouver le rôle qui m’avait été prédestiné. Durant mes horaires de travail, un sentiment de puissance infinie s’empara de moi, j’entendais les gens parler d’une affaire célèbre qui était sur toutes les lèvres. Chacun avait son point de vue à ce propos et le défendait avec ténacité, déductions et preuves à l’appui. Et pourtant, la vérité était tout autre que ce qui était dit. Et bien que je fasse partie du petit nombre de gens ayant le privilège d’avoir accès à cette vérité cachée, je ne pouvais transmettre les informations que je détenais, car je me devais de garder le silence sans que cela me soit ordonné, mais pour conformer à un rituel que connaissaient tous ceux qui visitaient le « Palais des aveux ». En fait, cela m’arrangeait, et cette confidentialité ne me gênait aucunement. Cette puissance que je ressentais me suffisait, ainsi que cette confiance grandissante qui contraignait mon entourage à se rapprocher prudemment, comme si j’étais un dieu s’étant fait petit pour descendre vivre parmi eux.

(Graffiti de Keizer)
La première idée que j’avais concernant l’objectif de Moustapha s’évanouit en écoutant ses confessions. Il ne voulait pas que je perpétue son parcours faits comme je l’imaginais, cela ne l’intéressait pas. C’est ce qui ressortit de ses paroles …
« Menteurs ceux qui prétendent que les exploits d’un homme sont ce qui reste de lui après sa mort. Ils nous manipulent avec des mots vides de sens qui nous conditionnent, et nous agissons en fonction de ces mots, comme des robots sans intelligence. Tu n’es rien d’autre que l’ensemble de tes actes, que tu accomplis spontanément et instantanément, et lorsque tu meurs, il ne reste rien de toi. Ces actes tombent dans l’oubli, et les livres d’histoire ne seront en aucun cas remplis de ce que tu planifiais de faire, ils retiendront ce qu’ils voudront bien retenir … Une jolie femme te regardera, mais son esprit et son coeur ne te remarqueront pas. Ne fais pas l’idiot en te préoccupant de cette histoire d’immortalité ».
Il était occupé à son passe-temps, comme s’il était toujours libre et affranchi, il joignait un nouveau-venu à la liste de ses soldats, de même qu’il avait sélectionné les précédents … Un geste de sa part, et ils devenaient soumis à sa volonté, attendant les ordres et le moment de les exécuter. Moi, j’étais l’un de ses élus, il me sauva des recherches livresques et des fausses théories puisées dans des dizaines d’ouvrages, les motifs du crime, le comportement des masses en l’absence d’un objectif commun, la haine des pauvres qui gouverne l’humanité, il m’évita de jouer un rôle insatisfaisant …
« Cela n’est pas utile ».
Selon l’expression de Nabil Al-Adl. Je passai ma première période de stage en essayant de vaincre la crainte respectueuse que j’éprouvais face à lui, ou à ce qu’il représentait … La forme la plus douce de l’autorité est celle où il n’est pas possible de deviner ce à quoi elle pense ou ce qu’elle planifie.
« Cela peut être utile. Mais il faut le lier à la réalité. Nous ne sommes pas un centre de recherches, une partie de nous peut-être, mais nous avons d’autres visages dont il convient de faire l’expérience ».
Moustapha m’aida à découvrir mes autres visages, il me donna de quoi passer sur la rive opposée, en me transformant d’ennemi en allié, et il ne me resta plus qu’à attendre d’être informé des détails de ma mission.
Nous le connaissions avant sa venue, les documents précédents le concernant étaient sur le bureau, mais nous ne faisions pas cas, en général, de ces documents, nous savions comment ils avaient été rédigés, Al-Adl soupire …
« Torture, falsification et dégoût ».
Cependant, il n’était toujours pas satisfait de ce que je lui avais présenté. Il ne retint de mon rapport que les mots frappants, au sens clair. J’avais écrit que …
« Ce qu’ont apporté Moustapha Ismaïl et ses assistants rappelle en particulier une légende et une vérité scientifique, la légende a trait aux joyeux lurons » qui se regroupèrent autour de Robin des Bois. Et cette légende est liée à une vérité scientifique …
Les hommes, de par leur nature psychique et physique, ont besoin d’une activité qui dépasse parfois en théorie leurs capacités. Cette tendance en l’homme doit être satisfaite. Cela explique qu’il préfère la guerre au dialogue, par exemple, puis, après la castration morale de cette nature au nom de l’urbanité, elle a trouvé un exutoire en s’adonnant au sexe, au sport et à l’alcool, cependant que d’autres ne se satisfont que d’un combat de rebelle qui les affranchisse de la domination.
Mon supérieur hiérarchique qualifia ce que j’avais présenté de …
« Rapport sentimental ».
Bien que cette phrase possède une signification professionnelle sévère, elle me plut, elle pouvait servir de titre mystérieux à un livre, et je pourrais l’utiliser, donner mon accord à la proposition d’Anouar Al-Waraqi, le propriétaire de l’imprimerie, qui souhaite être promu d’un grade dans sa profession et obtenir le titre d’« éditeur », il pense que ce que je lui raconte à propos de ce qui se passe au « Palais des aveux » pourrait donner lieu à un livre révélant la façon dont se déroulent les événements dans le pays … .
Yasser Abdel-Hafez
Né en 1969, Yasser Abdel-Hafez a fait des études de droit à la faculté de Aïn-Chams. Il a opté pour le journalisme. Il a participé à la création du journal Akhbar Al-Adab, où il travaille toujours en tant que vice-directeur de rédaction. Il est également directeur de rédaction de la revue culturelle Soutour al-saqafa. Ses premiers textes d’écrivain ont été des nouvelles publiées dans des périodiques égyptiens et arabes. Bi mounassabet al-hayat (la vie, parlons-en, Merit, 2005), est son premier roman. Il y utilise un style dur et ironique pour dépeindre un univers peuplé de personnages qui, souvent, font partie des marginalisés de la ville. Il rejoint ainsi d’autres jeunes écrivains qui plongent eux aussi dans les dédales d’une mégapole de plus en plus cruelle.
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