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Yasser Abdel-Hafez : Le livre de sérénité

Traduction de Michel Galloux, Mardi, 03 décembre 2013

Dans son nouveau roman, Yasser Abdel-Hafez joue sur les différents niveaux de récit, d’écriture, ou de personnages. Il s’agit ici du narrateur Khaled Maamoun qui, pour réussir à avoir un nouveau boulot audit « Palais des aveux », doit écrire, à l’instar d’un écrivain, le parcours de sa vie. Extrait de Kétab al-aman.

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Personne ne fait en général atten­tion à moi. Je parie là-dessus et je le souhaite. Que le regard de la victime reste braqué sur l’homme assis confortablement à un grand bureau, c’est là l’attitude de tout accusé qui entre chez nous, aussi vif et éveillé soit-il. Il ne me remarque que si mon supérieur hiérarchique Nabil Al-Adl fait un signe dans ma direction. A ce moment-là, je suis contraint de sortir de l’ombre.

« L’ombre de celui qui est en quête de la vérité » :

C’est la façon dont j’ai souhaité me définir. Lui, il pense, et moi, j’écris. Ils ont voulu que je sois sa main et sa plume. Il ne convient pas que je sois assis exactement en face de lui, et s’il marche, je reste à un pas derrière lui, comme la paysanne qui suit un époux qui n’a pas assi­milé les règles de l’urbanité. Celui qui se présente sait tout cela d’avance, c’est pourquoi il ne m’ac­corde même pas le moindre regard. Ses yeux sont fixés sur celui qui va décider de son sort, et pas sur celui qui le consigne sur papier. La consi­gnation est un acte purement formel pour authentifier la décision. Et pourtant, Moustapha Ismaïl, ex-pro­fesseur de droit à l’université ayant gagné le titre de « voleur des années quatre-vingt-dix le plus expérimen­té », fit attention à moi dès le pre­mier instant. Il jeta un regard furtif derrière lui, là où j’étais assis, et après avoir été séduit par ses idées, je restai obsédé par cet intérêt qu’il m’avait manifesté, lui cherchant une explication.

Cependant, honnêtement parlant, moi et ma profession, nous ne sommes pas aussi médiocres que cela. A cause peut-être d’une fausse modestie, ou bien d’un désir enraciné de me mettre en retrait, ou encore des deux à la fois — je ne sais trop com­ment nommer ce sentiment, je n’ai pas su exploiter comme il aurait fallu une position privilégiée. Quelqu’un d’autre que moi, suffisamment rebelle, aurait pu divulguer des secrets qui ne seraient venus à l’idée de personne. C’est ce que comprit Moustapha, lui qui cherchait à éterni­ser son récit et à trouver en moi quelqu'un qui puisse transmettre son message.

C’est peut-être pour cela que je répondis à cette annonce étrange accrochée au mur de notre café, et que je suis allé trouver le rôle qui m’avait été prédestiné. Durant mes horaires de travail, un sentiment de puissance infinie s’empara de moi, j’entendais les gens parler d’une affaire célèbre qui était sur toutes les lèvres. Chacun avait son point de vue à ce propos et le défendait avec téna­cité, déductions et preuves à l’appui. Et pourtant, la vérité était tout autre que ce qui était dit. Et bien que je fasse partie du petit nombre de gens ayant le privilège d’avoir accès à cette vérité cachée, je ne pouvais transmettre les informations que je détenais, car je me devais de garder le silence sans que cela me soit ordon­né, mais pour conformer à un rituel que connaissaient tous ceux qui visi­taient le « Palais des aveux ». En fait, cela m’arrangeait, et cette confidenti­alité ne me gênait aucunement. Cette puissance que je ressentais me suffi­sait, ainsi que cette confiance gran­dissante qui contraignait mon entou­rage à se rapprocher prudemment, comme si j’étais un dieu s’étant fait petit pour descendre vivre parmi eux.

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(Graffiti de Keizer)

La première idée que j’avais concernant l’objectif de Moustapha s’évanouit en écoutant ses confes­sions. Il ne voulait pas que je perpé­tue son parcours faits comme je l’imaginais, cela ne l’intéressait pas. C’est ce qui ressortit de ses paroles …

« Menteurs ceux qui prétendent que les exploits d’un homme sont ce qui reste de lui après sa mort. Ils nous manipulent avec des mots vides de sens qui nous conditionnent, et nous agissons en fonction de ces mots, comme des robots sans intelli­gence. Tu n’es rien d’autre que l’en­semble de tes actes, que tu accomplis spontanément et instantanément, et lorsque tu meurs, il ne reste rien de toi. Ces actes tombent dans l’oubli, et les livres d’histoire ne seront en aucun cas remplis de ce que tu plani­fiais de faire, ils retiendront ce qu’ils voudront bien retenir … Une jolie femme te regardera, mais son esprit et son coeur ne te remarqueront pas. Ne fais pas l’idiot en te préoccupant de cette histoire d’immortalité ».

Il était occupé à son passe-temps, comme s’il était toujours libre et affranchi, il joignait un nouveau-venu à la liste de ses soldats, de même qu’il avait sélectionné les précé­dents … Un geste de sa part, et ils devenaient soumis à sa volonté, attendant les ordres et le moment de les exécuter. Moi, j’étais l’un de ses élus, il me sauva des recherches livresques et des fausses théories puisées dans des dizaines d’ouvrages, les motifs du crime, le comportement des masses en l’absence d’un objectif commun, la haine des pauvres qui gouverne l’humanité, il m’évita de jouer un rôle insatisfaisant …

« Cela n’est pas utile ».

Selon l’expression de Nabil Al-Adl. Je passai ma première période de stage en essayant de vaincre la crainte respectueuse que j’éprouvais face à lui, ou à ce qu’il représentait … La forme la plus douce de l’autorité est celle où il n’est pas possible de deviner ce à quoi elle pense ou ce qu’elle plani­fie.

« Cela peut être utile. Mais il faut le lier à la réalité. Nous ne sommes pas un centre de recherches, une partie de nous peut-être, mais nous avons d’autres visages dont il convient de faire l’expérience ».

Moustapha m’aida à découvrir mes autres visages, il me donna de quoi passer sur la rive opposée, en me transformant d’ennemi en allié, et il ne me resta plus qu’à attendre d’être informé des détails de ma mission.

Nous le connaissions avant sa venue, les documents précédents le concernant étaient sur le bureau, mais nous ne faisions pas cas, en général, de ces documents, nous savions comment ils avaient été rédi­gés, Al-Adl soupire …

« Torture, falsification et dégoût ».

Cependant, il n’était toujours pas satisfait de ce que je lui avais pré­senté. Il ne retint de mon rapport que les mots frappants, au sens clair. J’avais écrit que …

« Ce qu’ont apporté Moustapha Ismaïl et ses assistants rappelle en particulier une légende et une vérité scientifique, la légende a trait aux joyeux lurons » qui se regroupèrent autour de Robin des Bois. Et cette légende est liée à une vérité scienti­fique …

Les hommes, de par leur nature psychique et physique, ont besoin d’une activité qui dépasse parfois en théorie leurs capacités. Cette ten­dance en l’homme doit être satis­faite. Cela explique qu’il préfère la guerre au dialogue, par exemple, puis, après la castration morale de cette nature au nom de l’urbanité, elle a trouvé un exutoire en s’adon­nant au sexe, au sport et à l’alcool, cependant que d’autres ne se satis­font que d’un combat de rebelle qui les affranchisse de la domination.

Mon supérieur hiérarchique quali­fia ce que j’avais présenté de …

« Rapport sentimental ».

Bien que cette phrase possède une signification professionnelle sévère, elle me plut, elle pouvait servir de titre mystérieux à un livre, et je pour­rais l’utiliser, donner mon accord à la proposition d’Anouar Al-Waraqi, le propriétaire de l’imprimerie, qui sou­haite être promu d’un grade dans sa profession et obtenir le titre d’« édi­teur », il pense que ce que je lui raconte à propos de ce qui se passe au « Palais des aveux » pourrait donner lieu à un livre révélant la façon dont se déroulent les événements dans le pays … .

Yasser Abdel-Hafez

Né en 1969, Yasser Abdel-Hafez a fait des études de droit à la faculté de Aïn-Chams. Il a opté pour le journalisme. Il a participé à la création du journal Akhbar Al-Adab, où il travaille toujours en tant que vice-directeur de rédac­tion. Il est également directeur de rédaction de la revue culturelle Soutour al-saqafa. Ses premiers textes d’écrivain ont été des nouvelles publiées dans des périodiques égyptiens et arabes. Bi mounassabet al-hayat (la vie, parlons-en, Merit, 2005), est son premier roman. Il y utilise un style dur et ironique pour dépeindre un univers peuplé de personnages qui, souvent, font partie des marginalisés de la ville. Il rejoint ainsi d’autres jeunes écrivains qui plon­gent eux aussi dans les dédales d’une mégapole de plus en plus cruelle.

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