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La robe de mariée

Traduction de Soheir Fahmi, Mardi, 16 octobre 2012

Rabab Kassab dévoile un monde succulent où la révolution du 25 janvier tisse les fils d’une conjoncture sociale et humaine que l’auteur n’a de cesse de construire telle une mosaïque. L’Egypte pourra alors enfin porter sa robe de mariée …

Rabab Kassab

Il se jeta à terre subitement en hurlant : Les balles … les balles … les avions.

Il cria fortement en tenant son cœur : Oh ! Ils m’ont tué les fils de …

Il se mit debout alors que se dessinait sur son visage un sourire étrange. Un sentiment de quiétude et d’admiration l’envahissait lorsqu’il visionnait la télévision au café du moallem Hussein. Ses yeux furetèrent autour de lui jusqu’à ce qu’ils trouvèrent leurs cibles. Il partit vers elle. Elle trembla, s’adossa contre le mur. Il s’approcha d’elle de son énorme corps et avec ses yeux ronds pleins de désirs. Il essaya d’imiter le chanteur étranger qu’il avait vu chanter en poussant sa compagne contre le mur et en disant : Push.

La fille hurla. Les gens de la rue et le moallem Hussein s’attelèrent à l’éloigner d’elle en l’insultant de plus belle : Va t’en fils de …

Une question le harcela : Pourquoi ce chanteur avait-il le droit de …

Tout le monde agissait avec lui comme s’il était fou. Pourtant, au fond de lui-même, et lorsqu’il s’installait seul ou qu’il s’en allait sur les routes tout seul pour des mois et des semaines, il se rendait compte que ce n’était pas vrai, car il comprenait les choses aussi bien qu’eux.

Il connaissait par cœur les noms des joueurs de foot depuis la création du jeu, il comprenait parfaitement leurs plans de défense, l’histoire de ce jeu et les années où l’Egypte avait été victorieuse. Il connaissait également tous les concurrents.

Il savait que le chanteur de la télévision était l’Espagnol Enric Iglesias.

Son état était étrange. Il avait entendu une fois son père dire que la croissance de son cerveau n’était pas complète et que son intelligence n’était pas développée.

Souvent, il partait seul sur les routes. Les autres le prenait en pitié en le voyant habillé correctement, mais balbutiant quelque peu. Ses mots étaient criards, mais il se calmait lorsqu’on acquiesçait à sa demande et qu’on lui tendait le quart de livre. Sinon, il ne cessait de vous poursuivre avec ses paroles et à relater les nouvelles du dernier match.

Il pleurait seul lorsqu’il se souvenait que tout le monde le targuait de « Ahmad l’idiot ». Il essuyait ses larmes en avalant la coupe de glace en disant : Ce sont eux les idiots pas moi. Et il continuait à avaler sa glace.

Il avait beaucoup fatigué sa mère, surtout que son père, officier à l’armée, était souvent absent. Il le plaça dans une clinique. Ahmad s’absenta longtemps de l’endroit. Les filles soufflèrent un peu en ne l’ayant pas à leurs trousses pour leur demander le quart de livre. De même que les gens de la rue. Pourtant, il laissa un grand vide qui poussa les gens à se demander : « Où Ahmad l’idiot est-il parti ? ».

Sa voix forte ajoutait sur les lieux un sentiment de sécurité, car il semblait qu’il ne se passait rien de nouveau.

***

Elle sortit à son balcon en s’arrachant à la paperasse, où elle était plongée. Elle voulait savoir la raison du bruit qui était monté subitement. Elle regarda en souriant lorsqu’elle comprit que c’était l’une des aventures d’Ahmad l’idiot. Ahmad insistait à la poursuivre dans son va-et-vient pour lui demander le quart de livre. Elle le traitait rudement pour éviter ses histoires interminables sur le foot, la coupe, etc. ou ses histoires sur son défunt père qui ressemblait de par sa couleur aux joueurs du Kenya. Pourtant, il n’était pas foncé comme il le voyait.

Elle s’habituait à marcher en portant sur elle une livre et non pas une moitié ou un quart. Une livre entière. Dès qu’elle l’eut vu, elle lui donna la livre et il n’ajouta pas un mot.

Ce n’était ni sa faute s’il était né ainsi, ni sa faute non plus qu’elle ne prenait pas en considération cette longue histoire d’enfance. Elle l’avait connu enfant et il l’avait connue enfant. Ils avaient été liés par une trentaine d’années, mais elle n’avait jamais su qui des deux était le plus âgé. Pourtant, elle s’arrêta subitement face à ses cheveux blancs qui parsemaient sa tête à lui et à son visage qui avait perdu de sa jeunesse. Il apparaissait très âgé.

Elle se regarda dans la glace et elle se dit : « Moi aussi j’ai vieilli ».

***

Sa mère ne le poursuivait plus depuis un moment et son père, dans ses périodes de vacances, cherchait à faire quelque chose d’autre qu’à le poursuivre. Lui, il sortait le matin et ne revenait que le soir ou ne revenait pas. Il partait dans les trains, vers des villes et des villages étranges et il revenait toujours à sa terre ferme.

Il mendiait l’affection des gens autant que leur argent. Il payait pour la plupart du temps ce qu’il consommait. Son physique ne démontrait pas qu’il était fou. Pourtant, sa taille et son corps chancelant ainsi que sa voix, ses paroles vous interceptent avant de réaliser qu’il n’était pas normal.

Vous vous trouviez en train de répondre à sa demande et de lui donner le quart de livre malgré vous.

Lorsqu’il était revenu, il s’installait isolé et seul. Ses frères s’éloignaient de lui. On les targuait de frères d’Ahmad l’idiot. La ressemblance entre eux était grande, même son unique sœur lui ressemblait. Pourtant, ils étaient normaux alors que lui, il baignait dans son monde particulier. Il adorait le foot sans avoir jamais tenu un ballon. Toutefois, il portait tout le temps le costume d’un joueur de foot professionnel.

Il ne parlait que de sa bien-aimée, de ses joueurs et des matchs. Rien que de cela.

Il avait toujours en main quelque chose à manger. Il s’installait près d’un épicier, prenait des clients le quart de livre habituel pour le payer à l’épicier et pour acheter ce qu’il désirait.

Pourtant, très souvent, il se mettait en colère contre Radwa qu’il connaissait depuis qu’ils étaient enfants. Elle le traitait en général avec rudesse. Il y a quelques années, elle le grondait parce qu’il la poursuivait et qu’il l’appelait à haute voix devant les gens, dans la rue ou n’importe où.

— Je ne lui ai rien fait pour qu’elle …

Il ne terminait jamais aucune remontrance, car il oubliait toujours. A cause de cela, il revenait toujours à la charge. Elle faisait de sorte de gagner du temps et de lui donner l’argent dès qu’elle le voyait. Il pouvait avec l’argent s’acheter un grand sachet de Chiepsy comme il aimait.

Il aimait son père à elle et il aimait discuter avec lui des résultats des matchs chaque jour. Il rigolait avec lui et le traitait gentiment. Ce père qui ressemblait aux joueurs du Kenya.

***

Aujourd’hui, c’était son rendez-vous avec lui. Elle avait beaucoup évité de le voir pour ne pas gâcher le plaisir qu’elle vivait en ce moment. Elle avait finalement obtenu un travail supplémentaire qui pouvait lui permettre d’acheter les besoins de ses filles qui étaient sans fin. Pourquoi son amie May lui avait arrangé ce rendez-vous alors qu’elle savait parfaitement qu’il ne mènerait à rien. Wagdi restera égal à lui-même sans cœur et sans aucun sens de responsabilité. Elle s’étonnait toujours de le voir payer autant d’argent pour les procès qu’il intentait contre elle et ne dépensait pas un sou sur ses deux filles. Comment dépensait-il de l’argent pour un procès qui lui permettait de voir ses filles alors qu’il ne répondait pas à leurs coups de fils ?

Wagdi était son erreur qui l’avait fait revenir chez sa mère, dans son vieil appartement, dans l’ancien quartier pour revenir à des souvenirs qui l’avaient mené au passé. Tout ce à quoi elle avait dit adieu lui était revenu. Le passé avec Ahmad l’idiot qui était là pour la poursuivre et lui rappeler ce temps révolu (…) l

A propos de Rabab Kassab

Née en 1977 dans le gouvernorat d’Al-Gharbiya, Rabab Kassab s’est largement imposée dans le champ littéraire égyptien malgré son éloignement du Caire. Elle a déjà publié 4 romans : Qafas esmoh ana (une cage qui s’appelle moi) en 2007, Masrouda (narrée) en 2009, Al-Fossoul al-salassa (les trois saisons) en 2010 et Fostane farah (une robe de mariée) aux éditions de Dar Al-Kétab Al-Arabi de Beyrouth en 2011, et dont nous publions ici un extrait. Enfin, un recueil de nouvelles intitulé Lawhat ielanat (un panneau de publicité) est en cours de publication.

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