De Palestine, les mandats parvenaient régulièrement à Hazina. Dieu sait qu’ils ne se sont interrompus qu’un seul mois. Moustapha s’en excusa le mois suivant : « Notre chère épouse a fait une fausse couche ; elle était au 4e mois de grossesse. Elle est maintenant en bonne santé. N’était-ce cas de force majeure, nous n’aurions pas tardé à envoyer le mandat ».
Fahima se rendait souvent chez sa mère sous prétexte de lui rendre visite. La raison peut-elle admettre, pour une jeune mariée, d’aussi fréquentes sorties ? Et Hazina peut-elle être dupe de voir Al-Haddad débarquer immédiatement après Fahima, comme une brindille accrochée à sa robe ?
« Que craint-il donc Al-Haddad ? Ah ! Que la fille révèle à sa mère un secret qu’il ne veut pas qu’elle sache ! ».
Chaque fois qu’arrivait Fahima, Al-Haddad arrivait sur ses talons. Il ne restait que le temps de boire un verre de thé, puis se levait et lançait à Fahima un regard de reproche ; la fille se levait à son tour et le suivait, silencieuse. Ils ne se parlaient pas, ni même ne parlaient à Hazina.
A force de ruse, la vieille put voir sa fille seule. Les voilà toutes les deux :
« Chasse la pudeur et parle-moi franchement ma fille, je suis ta mère ».
Et louvoyant, elle dit : « Un homme cultive sa terre ; il creuse un sillon, y dépose des graines et prend soin de l’arroser. Puis il moissonne. Al-Haddad cultive-t-il sa terre ou bien est-ce la terre qui est ingrate et ne donne rien ? Parle ».
Fahima hésita, puis se confia : « Il souffle sur la lampe et s’allonge sur notre couche. Il m’empoigne et se met à lutter. Une force l’entrave. Beaucoup de temps passe, puis il cesse de s’agiter et éclate en amers sanglots ».
Hazina réprimanda sa fille, la traita d’idiote et de sotte et lui demanda de ne raconter à quiconque ce qu’elle venait de lui confier. Elle dit d’un ton de reproche :
« Et tu l’as caché à ta mère pendant tout ce temps ? On ne tait pas de telles choses. Ce n’est pas, comme tu le penses, bien grave. Une autre fille d’Adam veut Al-Haddad pour elle et non pour toi, Fahima. La malveillante a appelé à l’aide l’une de ces puissantes filles de djinns. C’est ainsi que le maléfice a été jeté. Cheikh Al-Elimi, qui habite le hameau d’Al-Gabal Al-Gharbi, est en mesure de le lui renvoyer. De ses puissantes mains, il dénouera les cordes qui entravent la virilité d’Al-Haddad ».
Hazina alla voir cheikh Al-Elimi. Elle frappa à la porte de sa retraite au hameau d’Al-Gabal Al-Gharbi et il la reçut et écouta sa plainte. Il lui donna un coeur de huppe blanche, un petit flacon contenant un liquide trouble et un papier plié 99 fois. Hazina lui tendit deux pièces de bronze ; le pieux homme refusa l’argent et ne l’accepta qu’après qu’elle eut beaucoup insisté.
Les coqs chantèrent sur les terrasses des maisons, Hazina quitta sa couche et s’habilla pour sortir. Elle devra éviter de croiser des filles d’Adam pour que l’amulette ne perde pas sa magie ; sous le seuil de la maison d’Al-Haddad, elle enterra le papier aux 99 plis.
Reste le coeur de huppe blanche : on le grillera et on le pilera en fine poudre qu’on répandra derrière tout visiteur qui franchit le seuil de la maison d’Al-Haddad :
« Prends garde, Fahima, ma fille. Rien n’aura plus d’effet si le pied d’Al-Haddad foule les grains de farine ! ».
« Quant à ce liquide trouble, je n’en révélerai pas le secret à ma fille. Il sort des lombes d’un djinn mâle à la virilité entière. Fahima doit en mettre une seule goutte dans une bassine d’eau propre. Al-Haddad se lavera et elle recueillera l’eau de son bain. Le jour suivant, elle doit faire la même chose, mais elle en mettra deux gouttes : Al-Haddad se lavera et elle recueillera l’eau. Et ainsi pendant 6 jours, sans compter le vendredi, jour béni. Elle mettra autant de gouttes que de jours écoulés depuis le premier : autrement, rien de tout cela n’aura plus d’effet. Et avant que ne se lève le soleil du 7e jour, Fahima se lavera avec l’eau recueillie pendant les 6 jours précédents et elle s’unira à Al-Haddad sur sa couche. Si tout se fait selon la volonté de Dieu, elle obtiendra du Seigneur des hommes ce qu’elle désire ».
Moustapha s’est excusé de ne pouvoir envoyer plus d’argent, alors que la brouille entre Fahima et Al-Haddad s’avère coûteuse et que la fille, ignorant tout de la vie, ne respecte pas les consignes et compromet tout. Et voilà qu’Al-Haddad se met à éviter Hazina même chez lui, lorsqu’elle lui rend visite : le regard fuyant, il invoque pour quitter la maison des excuses que la raison ne peut accepter, comme si Hazina était un démon. La fille avoua à sa mère qu’Al-Haddad la battait, ne rentrait que pour dormir après de longues veillées à l’extérieur en compagnie du premier venu.

« La Nativité » de Ragheb Ayad - Courtoisie. Galerie Safar Khan.
« Il fume du haschisch, ma mère, dans la ghorza* de Tewfik Al-Sik ! Il mastique de l’opium, il en a les poches pleines ! Il dissimule son impuissance en regardant les femmes des autres. Al-Haddada, sa soeur, m’accuse injustement : elle dit que je vole des choses de la maison de mon mari pour les emmener dans la maison de ma mère ».
« Al-Haddada attise le feu dans le coeur d’Al-Haddad pour que ma fille s’y consume ».
« Me crois-tu, mère : il a osé me dire, les yeux dans les yeux, que j’étais stérile ! ».
Al-Haddad répudiera Fahima. S’il ne la répudie pas aujourd’hui, il le fera demain, dans un mois ou dans un an au plus tard. Le divorce aura lieu, c’est inévitable. Al-Haddada, la soeur d’Al-Haddad, prépare le terrain et propage partout la rumeur que la fille de Hazina est stérile. Et si Fahima est divorcée d’Al-Haddad, personne ne la demandera plus en mariage ; elle restera à la maison d’Al-Bishari comme une marchandise qui ne trouve pas preneur. Al-Haddada convoite les qararit d’Al-Haddad ; elle ne veut pas qu’il ait des descendants, elle veut être son unique héritière : c’est dans l’intérêt des enfants qu’elle a eus de Qénawi Dahi.
Ainsi donc vont les choses, ainsi s’enchaînent les jours et les heures. Il faut agir vite et anticiper le malheur. L’esprit d’Al-Haddad, constamment hébété, ne verra pas ce que l’aiguille de Hazina aura cousu.
La vieille dit à la fille : « Elle est peut-être en toi l’impuissance ».
La fille dit : « Il ne m’a jamais touchée ».
La mère dit : « Assurons-nous-en ».
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Voici le vieux temple. Une partie de ses grosses pierres s’est écroulée et un pan de la muraille a été dégarni par la main tyrannique du temps, mais les 7 portes sont demeurées, elles, intactes. Au-dessus de chacune trône un soleil ailé gardé par 2 serpents.
A l’intérieur, le Vestibule des Colonnes, où se tenaient les prières des Anciens. Ici, que de monceaux d’encens, amenés des plus lointains confins de la terre, ont brûlé. A l’intérieur aussi, le dieu de la fertilité au sexe nu, enfermé dans sa chambre exiguë, et l’obélisque inachevé. L’obélisque résonnant, et le lac sacré : son niveau ne baisse ni ne monte en dépit des sources qui ne cessent de déverser leurs larmes dans son petit bassin ; ici, sous l’eau, dorment les trésors de la terre, colliers et bracelets qui ont entouré le cou de milliers de rois et de reines.
Hazina s’arrêta devant la porte du vieux temple pour discuter seule avec Al-Orabi Abou-Fikri. Fahima, elle, se mit à fixer les béliers, l’un après l’autre :
« Dans les temps anciens, ces béliers étaient des humains. C’est la colère de Dieu qui a pétrifié les hommes des temps anciens, pour les punir de leur infidélité. Un frère peut-il épouser sa soeur et un fils sa mère ? Voici les pécheurs, ceux qui ont désobéi à Dieu, alignés en deux rangées, les uns en face des autres, avec des têtes de béliers et des corps de lions ».
Al-Orabi Abou-Fikri s’approcha de Fahima et lui dit : « Suis-moi ».
Fahima s’unira à l’homme qui se vantait de sa virilité et que Dieu a métamorphosé en pierre noire froide, le sexe nu pour l’éternité.
« Ils l’ont laissé avec les femmes et s’en sont allés en guerre. La guerre contre leurs ennemis a duré de longues années, et lui, leur envoyait des enfants qui en nourrissaient le feu. Et lorsqu’ils ont triomphé, ils l’ont intronisé Dieu, à la place de Dieu l’Unique ».
La clé grinça dans la grande serrure et la porte métallique monumentale crissa. Al-Orabi Abou-Fikri dit à Fahima : « Entre ». Elle entra et il referma la porte derrière elle.
Fahima est seule, la pièce est ténébreuse et humide et les chauves-souris volent tout près de son visage agitant l’air calme. Elle entend le son de sa respiration et les battements de son coeur. Peu à peu, sous la lumière tombant d’une ouverture, haut dans le plafond hermétique, ses yeux commencent à distinguer la silhouette de l’homme noir géant au sexe nu : des yeux rouges comme deux braises ardentes. Elle tente de pousser un cri qui ne sort pas de sa gorge et échoue à arrêter le violent tremblement subit qui s’empare de son corps lorsqu’elle le voit s’avancer vers elle.
*Lieu où l’on consomme clandestinement du haschisch.
Yéhia Al-Taher Abdallah
Né le 30 avril 1938 à Karnak, près de Louqsor, il a obtenu un diplôme d’agronomie, puis s’installe près la ville de Qéna, où il s’est lié d’amitié avec les poètes Al-Abnoudi et Amal Donqol, une amitié qui a influencé leurs carrières respectives. En 1964, il débarque au Caire, fréquente les cafés et les assemblées littéraires, récitant ses nouvelles avec une mémoire surprenante qui lui a valu une renommée de phénomène artistique. Son objectif était de s’approcher du narrateur populaire. Ensuite, il poursuit son recueil de nouvelles, Salas chagarat kabira tosmer bortoqalanne (trois grands orangers donnent des oranges). Il a été détenu politique avec nombre d’écrivains en 1966. Parmi ses 8 oeuvres : Ana wa hiya wa zohour al-alam (elle, moi et les roses du monde, 1977), et Hikayat lil amir hatta yanam (des contes au prince afin qu’il s’endorme, 1978). Il est décédé dans un accident de voiture en 1981.
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