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L’Etat du Scorpion

Traduction de Suzanne El Lackany, Lundi, 19 août 2013

Avec pour arrière-fond les protestations du 25 janvier et les événements qui les ont suivies, le nouveau roman de Fouad Qandil dresse l'histoire de l'activiste Nagui sorti de prison avec la révolution, et qui recherche sa bien-aimée disparue au cours des événements. Extrait de Dawlet Al-Aqrab (l’Etat du Scorpion).

Une mariée parée de ses atouts de joie, de gloire, d’histoire, d’amour, de poésie. Mer, musique, jeunesse et amoureux dansent rien que pour elle.

Alexandrie, la ville si fertile en êtres spirituels soufis et hommes de Dieu, justes et bons. En adorateurs de leur Seigneur. Et des révolutionnaires. Et des renégats. Et des conteurs ou bien des voyageurs.

Un lac immense, ces rives de la Méditerranée, sur une étendue temporelle de plus de 2000 ans depuis Alexandre le Grand jusqu’aux deux jeunes hommes. Ces doux rêveurs bien élevés. Khaled Saïd. Sayed Bilal. Ils ont préparé sans le savoir le terrain de la colère jusqu’à la révolution égyptienne de 2011.

litterature

Alexandrie. Un lieu où une troupe de gendarmes déploya un zèle néfaste pour défendre le respect que doivent inspirer l’Etat et la soi-disant vénération de la Loi. Donc, on a roué de coups Khaled Saïd dans un cybercafé prétextant un flagrant délit de consommation des drogues douces appelées haschisch. Le propriétaire dudit cybercafé est intervenu. Il s’opposait à ces gens-là. Il leur a demandé de quitter le café. Ce n’était que le lieu d’un gagne-pain honnête. Il n’était absolument pas décent d’y agresser un innocent. D’un air dégoûté, l’infamie se lisait sur les visages de ces types. Ceux-ci sont sortis en possession de la personne du jeune homme. Une innocence juvénile émanait des traits de son visage. Mené de force jusqu’au fond d’une maison à côté, les coups féroces lui brisèrent la mâchoire. Et des éclats de dents. La sueur coulait sur leurs fronts et leurs tempes crispées, leurs cous raidis, comme de grosses grappes. Ou comme un filet d’eau cherchant de travers son caniveau et s’échappant sournoisement pour glisser des pics des montagnes rocheuses vers le bas. Convaincus que Khaled Saïd cachait la drogue dans la bouche pour l’avaler. Fallait le tenir. Fallait obtenir la satisfaction de l’officier qui avait donné l’ordre. Le jeune homme était considéré suspect, disait-on.

Quant à Sayed Bilal, le salafiste barbu, les officiers croyaient qu’il avait fait exploser l’église des Saints. Il fut arrêté. Il quitta ce bas monde, les os broyés. N’importe quel suspect perd immédiatement son humanité aux yeux de la police. Personne ne sait exactement la raison pour laquelle la hargne ronge secrètement le coeur mort de ces gendarmes-là, indifférents pourtant à toutes ces histoires.

Frapper, battre, casser, déchiqueter … Ils se lancent et puis c’est tout. Et surtout, quand le soi-disant suspect n’inspire pas assez de craintes révérencieuses pour stopper ces angéliques gendarmes censés protéger la moralité et la patrie.

Personne n’a jamais su, d’autre part, pour quelle raison Réda Hélal, l’audacieux et courageux journaliste, avait disparu. Il avait passé des années de sa vie à écrire, avouer franchement, raconter, témoigner, dans chaque assemblée ou réunion. Contre un système fossilisé et tenace. Le journaliste oubliait que courage et audace se payaient très cher dans ces temps où l’être humain lui-même n’a plus aucune valeur. Où est-ce qu’il a disparu ? Comme pulvérisé, on ne sait plus où … Tellement effroyable ! Tous les moyens de le retrouver étaient devenus impossibles. Comment y arriver ? Les efforts des proches et des amis pour la vérité se heurtaient à un mur de silence, un mur opaque de menaces et de feux promettant les pires châtiments ! Mon ami militant, Abdel-Hakim Salama, on lui a broyé les os aussi. Tous les os. On l’a poignardé. Vingt coups de poignard. Sans toucher le coeur. On l’a laissé nu. On a jeté ses vêtements. On les a brûlés. On a déchiré tous ses papiers et on a jeté des restes de papier en nourriture au vent. On a jeté son corps dans l’aridité d’un désert inconnu. Des chiens ont trouvé le cadavre des jours plus tard. D’aucuns, égarés, passant non loin de là, furent avertis par un lambeau de marcel blanc taché d’un sang qui avait séché, un marcel maculé comme un cri étouffé.

Des années et des années passées sans que personne sache qui avait enlevé Rim. Où l’avait-on cachée ? Pour quelle raison ? Nous tous, mobilisés, nous avons remué ciel et terre pour la retrouver. Je faisais partie du groupe car Rim était ma voisine. Elle habitait elle aussi le quartier de Sayeda Zeinab au Caire. C’était comme si nous flottions dans un océan de ténèbres, sans preuves, sans guides. Des vagues noires : marée noire apportant un ressac de couches crasseuses aboutissant à un vide inconnu. Sans conteste, Rim est la fleur de notre quartier. Tous nous l’admirons pour sa beauté, son intelligence, sa force psychique, son talent. Avant la disparition de Rim, nous avions frappé à toutes les portes. Elle et moi et un groupe d’amis. Tous les sièges de la Sûreté d’Etat, la police et toutes les prisons. Nous cherchions un de ses camarades : Nagui Al-Wirdani. Dans ces tourmentes, nous avons presque baisé les mains des uns et des autres. Rien. Aucune trace. Comme évaporé ou décomposé depuis trop longtemps. Je m’attendais à des résultats plus rapides, par rapport à cette issue très médiocre. La police et/ou la Sûreté d’Etat sont ici l’arbre qui cache la forêt. Sur terre ou dans d’infinis méandres souterrains. Un réseau complexe de cavernes, grottes, trous et abattoirs. Plongés dans la lumière noire. Ici eut lieu la putréfaction des âmes et des esprits qui guettent le moment de sortir de ces monstres sataniques. Les arbres bien verts sont frappés violemment par des vents en furie qui ne se préoccupent jamais des cantiques des anges ou des promesses des cieux.

Personne ne peut nier le fait que dans chaque maison il y a une tache d’huile dont la surface dorée possède un éclat brillant qui part en tous sens. Une tache qui ne se fixe pas à la place des yeux rougis ou des ongles-griffes longs et limés. Une tache lisse, labile, protéiforme, malléable, fuyante. Une tache qui peut rester entre les limites restreintes de son espace sans noyer qui que ce soit. Mais en même temps la tache pourrait s’élargir, se dilater, s’ouvrir, gonflée, avalant dans ses puits sans fin des montagnes et des êtres chers. Nabil n’était pas la seule victime sacrifiée, ni Nagui, ni Rim, ni Réda Hélal, ni le Capitaine Negmeddine. Des milliers de martyrs sacrifiés … Des dizaines de milliers de vivants écrasés pour que ces tyrans dorment tranquilles sur leurs deux oreilles et qu’ils rêvent de plus de pouvoir, de despotisme et de souveraineté.

Ces diables revêtus de costumes d’humains eurent recours à toutes sortes de techniques sophistiquées pour torturer Nagui dans le camp d’internement. Ils l’ont déplacé d’une prison à l’autre. On compte bien sûr la terrible prison du Scorpion. Les monstres voulaient brouiller les pistes et effacer les traces pour que sa famille ne puisse jamais le retrouver. La famille devint une serpillière pour essuyer la poussière des corridors infinis. La sueur du coeur d’une famille ne pouvait plus être utile à quelque chose, à part hydrater l’air de toutes sortes de moyens de transport. La famille de Nagui a parcouru ce labyrinthe, cherchant de fond en comble sans baisser les bras le morceau disparu de leur coeur. La lumière des yeux des parents s’unit aux appels de l’âme et aux pudiques larmes versées pendant les prières, invoquant Dieu. Afin que Sa clémence et Sa miséricorde viennent au secours des aimés pour adoucir un sort atroce .

Fouad Qandil

Né en 1944, il étudie la philosophie et la psychologie à l’Université du Caire. Essayiste dans nombre de journaux, il occupe le poste de rédacteur en chef des Voix littéraires, collection dépendant de l’Organisme général du livre. En 1978, il commence à publier ses écrits dans la presse, avec notamment Les Hommes et la mer, qui paraît sous forme d’épisodes. D’autres romans dépeignant la vie rurale et mêlant le réel et le fantaisiste sont publiés, comme Chafiqa wa sirrouha al-batie (le secret extraordinaire de Chafiqa, 1986). Il écrit également de nombreux recueils de nouvelles, dont Oqdet al-nissaa (le complexe des femmes, 1978), Kalam al-leil (les paroles de la nuit, 1979), Assal al-chams (le miel du soleil, 1990). Son dernier roman qui tourne autour de la révolution du 25 janvier et ses issues s’intitule Dawlet Al-Aqrab (l’Etat du Scorpion), du nom de la prison d’Al-Aqrab où le héros Nagui était détenu en raison de ses engagements politiques. Le roman est sorti aux éditions Al-Dar al-arabiya lel ketab en 2013. Il est lauréat du prix Naguib Mahfouz pour le roman, décerné par le Conseil suprême de la culture en 2004, et a reçu le prix de l’Estime de l’Etat dans le domaine des lettres en 2010.

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