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Samar Nour : Le monde de Lama et Sophie

Traduction de Suzanne El Lackany, Lundi, 29 juillet 2013

Dans son premier roman, Samar Nour nous plonge dans les années 1980 et 90 à travers l’histoire de deux amies, Lama et Sophie. Toutes deux ont passé leurs 30 premières années sans qu’aucun changement sociopolitique n’ait lieu. Extrait de Mahallak serr (figé dans son coin).

Sur l’écran : aucune image. Un kaléidoscope de points, tels des pixels noirs en tous sens. Une espèce de bruit chuintant ininterrompu !

Il y a quelques minutes, une parade d’avions y a attiré le regard de Lama.

Pour elle, regarder ces formes métalliques géantes et les ailes qui volent et tournent dans le ciel sur l’écran, c’est vraiment plaisant. Mais on ne focalisait pas la caméra uniquement sur le vol des avions. Le cameraman avait de temps en temps le dispositif braqué sur un homme brun qui ressemblait beaucoup à l’oncle de Lama, il avait lui aussi le front marqué par la dévotion : une zébiba d’homme pieux n’oubliant jamais sa prière. Il portait l’uniforme militaire. Il était assis dans une loge et suivait chaque détail de la parade. Lassée de cette célébration diffusée en direct du stade, sans raison cohérente pour elle, Lama vagabondait en imagination dans son monde personnel. Un dernier cadeau de son père, brisé … Une voiture miniature pour jouer. Transformée en carcasse et débris de métal et plastique. L’enfant voulait y découvrir un mystère. Elle avait détaché les éléments restants. Un jeu de voiture qui retrouve ses composantes premières, formant une masse de bribes de détails dispersés.

Et puis tout à coup, aucune transmission sur l’écran !

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Suzie in the city, Wordpress.

Ce même bruit chuintant qui l’agace et l’incite à examiner l’appareil cathodique. Il fallait bien regarder tous ces points disséminés sur le cadre de verre. Elle s’y habituait avec les fins des émissions du soir. A cette heure pourtant, les rayons de soleil étaient réfractés encore derrière les fenêtres closes. Quelques instants. Un prétexte qui tombe juste au moment où elle voulait se lever du canapé, plutôt une banquette en bois, devant le téléviseur. Pour sortir sur le balcon. Un espace assez large et grand. Sa mère, occupée à la cuisine. Elle savait que c’était une chose interdite sans une présence d’adultes : la crainte de tomber du second étage en basculant par-dessus la balustrade. Maintenant, loin de la surveillance des adultes, la fillette est sortie sur le balcon à la fois par ennui et curiosité.

Elle pouvait épier les oiseaux du monsieur grec. Au bord du balcon du khawaga, les oiseaux venaient prendre les graines qu’il laissait. Lama n’aimait pas particulièrement ces oiseaux gris, les enfants les appelaient « oiseaux des caniveaux ». Le Grec était surnommé khawaga Bosta. Lui-même à la fin avait oublié son vrai nom. Lama attendait, les oiseaux prenaient toutes les graines éparpillées. Les oiseaux volaient, puis se posaient sur le garde-corps de la terrasse d’en face. Et parfois sur les branches des arbres desséchés. Les oiseaux s’éloignaient dans les cieux. Si loin, ce n’était plus que des points minuscules. Lama observait leur mouvement, saisie par un vif sentiment de joie. La main sur le front, Lama se disait qu’elle avait eu tort. Ces oiseaux semblaient alors sympathiques. Les oiseaux n’étaient plus des créatures couvertes de poussière qui recueillaient des semis laissés par le Grec l’instant d’avant.

Dans ce même immeuble, la voisine de palier, une vieille dame, est allée raconter partout que le khawaga Bosta avait hérité de son père l’appartement et un magasin d’antiquités dans le quartier. Quand on parlait de lui, elle répétait toujours « un Européen qui avait bon coeur, cet étranger, une personne pieuse ». Dès qu’une occasion s’était présentée, le fils retournait au Caire. Il se sentait attaché aux oiseaux qui pressentaient son arrivée et venaient se poser au balcon. On eut dit des mendiants qui savent détecter d’un coup d’oeil un client éventuel aimant faire le bien.

Les regards de Lama parcouraient d’abord le ciel, la terre ensuite. Une idée lui a traversé l’esprit. La fillette de 4 ans se hisse sur la pointe des pieds appuyant le bras sur la balustrade, elle cherche Loza dans la rue. Loza avait totalement disparu depuis plusieurs jours. Loza était une voleuse bien exercée. Elle savait bien, en effet, prendre les draps et les couvertures aux fenêtres et aux balcons des rez-de-chaussée. Quand les ménagères étendaient ces parures des lits chaque matin pour les aérer et les ensoleiller, quand les femmes du quartier se perdaient dans des palabres, laissant draps et couvertures accrochés comme des drapeaux, celles-ci ne faisaient jamais attention à Loza. Loza attrapait alors entre ses mâchoires ce qu’elle pouvait parmi ces drapeaux proprement lavés. La chienne courait vers l’aridité du terrain vague. Elle déposait ce butin auprès de son ami Sayed. A vrai dire, Sayed n’y était pour rien ! Il regardait tout ce que Loza amenait d’un air absent. Le menton sur le genou plié, il soliloquait, à voix basse. Malgré le froid de l’hiver, Sayed n’a jamais utilisé ni les draps, ni les couvertures qui s’empilaient dans un coin du terrain vague, pendant ce temps où Loza jouait au « voleur de linge ».

La chienne cachait bien son jeu. On ne l’a découvert que lorsque Loza a changé d’activité. C’était un vendredi, tout de suite après la prière rituelle. Les prieurs sont sortis de la petite mosquée dans l’une des rues latérales. Ils allaient poursuivre les rites de ce jour de congé. Certains ne trouvaient plus leurs paires de chaussures. Ils regardaient partout, tout autour, perplexes, quand l’un d’eux a fini par s’apercevoir qu’un soulier traînait sur le goudron de la rue. Loza s’amusait à le tirer, à droite, à gauche. Elle mordillait le cuir de la chaussure. Les prieurs l’ont encerclée. Comme pour la questionner ! L’idée que cette jeune chienne pouvait être un « voleur de linge » professionnel n’avait frôlé personne. Et la voilà débutant dans une carrière de chipeuse de chaussures !

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Graffitis sans signature.

Elle a reçu le sobriquet de Loza la Toquée. Non seulement parce qu’elle aimait la compagnie de Sayed, l’habitant fou du terrain vague du bout de la ruelle, mais aussi à cause de ses réactions inattendues et bizarres. Sans compter ces petits cambriolages …

La chienne marron de Sayed … Ses yeux brillent comme ceux d’une démente. Elle ne ressemble pas aux autres chiens des rues. Elle a des accès de joie et de bonne humeur soudains. Et elle tourne autour d’elle-même pour attraper sa queue. Cette chienne s’occupe beaucoup trop de sa toilette. La langue accomplit bien ce travail de nettoyage au-dessus des poils marron et squameux. Un contraste est alors visible entre la propreté et les parties dénudées de la peau, puisque l’absence de poils laisse deviner d’anciennes plaies.

Des jours durant, Loza disparaissait. Il lui arrivait de retourner chez son pauvre ami. Elle se couchait près de lui, dans l’abandon du terrain désolé. On la reconnaissait immédiatement par ce ruban vert autour de son cou. D’après une rumeur, cette chienne avait eu pour maître un voleur qui l’a entraînée à dérober le linge. Il la bastonnait parfois et elle s’est enfuie un jour. D’autres disaient que ses maîtres étaient une famille bourgeoise et que personne ne savait pour quelle raison on l’avait mise à la rue si jeune et fragile … La marchande de patates douces, édentée depuis les années de sa jeunesse, disait partout que la chienne avait un petit grain de folie, comme Sayed. Ces gens fortunés se sont trouvés obligés de l’abandonner. Dans le voisinage, un écho de paroles de femmes répétait que beaucoup de larmes étaient versées pour un chien. Lama, en racontant à sa mère ce qu’elle avait entendu, sa mère lui a répondu que les animaux n’avaient pas de cerveau et ne pouvaient donc pas perdre la tête ! Lama pensait et repensait à l’exactitude ou à l’inexactitude de cet avis pompeux qui l’a hantée pendant des années entières de sa vie .

Samar Nour

Journaliste et écrivainne, elle est l’auteur de deux recueils de nouvelles dont Meerag, avec des illustrations de Hanan Mahfouz aux éditions de l’Organisme général des Palais de la culture en 2004, et Bariq la yohtamal (une lueur insupportable) aux éditions Malameh en 2008, lauréat du prix Naguib Mahfouz pour la nouvelle. Son premier roman, Mahallak serr, est publié aux éditions Dar Al-Nessim (2013). Son roman commence par l’assassinat d’Anouar Al-Sadate et se poursuit jusqu’en 2010. C’est l’histoire du parcours de deux jeunes amies dans la « grande ville » qui reste « figée » et résistante à tout changement durant une trentaine d’années.

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