C’était la troisième soirée. Une de ces nuits du festival. L’écrivain a frappé à la porte de l’interprète qui traduisait simultanément ses propos.
L’écrivain a dit à l’interprète :
— Il faudrait que tu traduises avec moins de zèle. Il y a quelque chose d’énervant dans ta voix. L’interprète a bâillé, nonchalant, il se frottait les yeux :
— Je n’y comprends rien, marmonnait-il …
— Je répète ce que je viens de dire, bien que je sois sûr que tu as très bien compris … Je veux que tu ailles plus doucement. Il y a trop de fougue dans ta manière de me traduire.

Un sursaut de tout son corps accompagnait ses mots en se dressant sur la pointe des pieds, une fraction de seconde. Un réflexe qu’il avait toujours inconsciemment, comme pour accentuer chacune de ses paroles d’un geste corporel.
Surtout quand il était très énervé. L’écrivain avait déjà attaqué de front l’un de ses interprètes avant cela. Durant sa dernière visite dans ce pays, on lui avait choisi un interprète d’origine sémite. Un jeune homme grand de taille. Bel homme. Au début de chaque rencontre, les gens confondaient l’écrivain et le traducteur, ne sachant qui était l’homme de lettres et qui était l’interprète. Sans hésiter un instant, ils allaient tout de suite serrer la main haleureusement à ce salaud d’interprète qui répondait alors à ces saluts par un sourire malicieux.
Il ne cherchait jamais à rectifier l’erreur. L’écrivain a pensé sérieusement et plusieurs fois au fait qu’il pourrait, s’il le veut, demander qu’on remplace ce traducteur de fortune. Mais finalement, il n’y pensait plus. Cela lui aurait fait de la peine de couper les vivres et les sources de revenu de ce type. Il a dû supporter toute une semaine cette attitude quelque peu humiliante et les regards de l’interprète qui semblaient véhiculer tantôt un esprit narquois, tantôt la sympathie et la compassion. S’agissant bien sûr au fond d’un registre un peu spécial de sympathie : celle qui rejoint sans conteste l’ironie.
Et puis cette fois-ci … chose tellement étrange … dès le départ, il avait décidé qu’il n’allait pas s’exposer à ce genre de situation ridicule. Il imposait dorénavant à la direction du Festival que l’interprète devra absolument s’installer dans la cabine close, loin du public.
L’auditoire recevra chaque énoncé en traduction à travers deux écouteurs et un casque. Ecrivain et interprète ont alors fait connaissance immédiatement, ce qui a rassuré donc l’écrivain. L’interprète retenu là était une personne très ordinaire, sans aucun charisme … Et pourtant, quand même, les gens aimaient l’entourer après chaque lecture et conférence. On lui serrait la main, on posait une main sur son épaule pour le féliciter d’avoir su se montrer si brillant … Quant à lui, oui, lui, l’écrivain, l’auteur des mots, lui qui est censé être le principal centre de gravité de tous les regards, il n’avait droit qu’à un maigre hommage pour ainsi dire charitable de quelques vieilles dames qui s’approchaient d’un air extrêmement intimidé. Un flot de questions de ces femmes se déversait ensuite sur notre ami écrivain. Celles-ci lui racontaient leurs histoires, comme une compensation à l’ennui et à la solitude qu’elles vivaient le long de leurs mornes journées.

Graftis de Kaizer - photos crédits suzeeinthecity.com
Minuit sonné. L’écrivain s’en vient frapper à la porte de l’interprète. L’homme de lettres en avait vraiment marre ! La goutte d’eau a fait déborder le vase ! Non ! Absolument rien ne l’obligeait à supporter tout cela ! Tout en se grattant la tête, l’interprète voulait comprendre : Quelle était cette demande bizarre ?
L’écrivain ne devait-il pas être content au contraire parce que les gens trouvaient ses paroles éloquentes ?
— Oui, bien sûr, a répliqué l’écrivain, pas de questions bêtes, mais je ne veux pas moi que l’assistance tombe sous le charme de ta façon de parler, ton style d’élocution, tu vois ?
— Je ne te comprends plus du tout. Je me mets au diapason de ton propre style. T’ai-je avoué avant cela l’immense admiration que j’ai pour toi depuis toujours ? Je t’ai bien observé. J’ai vu des vidéos où tu es filmé, bien avant ton arrivée. Parfois, il t’arrive de parler avec les mains … J’ai retenu cette gestuelle expressive.
Je répète même les gestes simultanément dans la cabine. Tout cela se répercute sur ma performance. Bien que pour le public des auditeurs, tout ça demeure de l’ordre de l’invisible.
Et comme pour donner des preuves, l’interprète a levé la main droite, au niveau de la tête.
Il bougeait sa main verticalement comme si c’était une aile d’oiseau. Oui, un oiseau et un vol ramé on dirait. L’écrivain était cloué au sol.
Debout, immobile, bouche bée. Cet instant qui lui a fait voir l’autre reproduire à l’unisson les gestes de sa main a failli lui faire perdre la tête.
Effroyablement. L’écrivain sentait tout d’un coup qu’il était en train de se regarder dans un miroir, un miroir vivant, palpitant, de chair, de sang. Comme c’était vrai ! Ce porte-parole-là était lui aussi petit et chauve, un peu gros comme lui … Aucune différence d’âge … Au bout de quelques secondes ou minutes, ou des heures de silence, l’écrivain s’est efforcé, il a réuni toute l’énergie encore possible, et il a dit :
Ecoute-moi mon petit bonhomme, c’est ma manière à moi d’être orateur, je suis libre de m’exprimer comme je le veux. Quand j’exige que tu traduises un peu mal c’est que j’exige vraiment que mes propos soient interprétés sans qualités particulières ni autres enjolivements. C’est compris ?
Néanmoins, notre écrivain n’avait pas trouvé le repos pour autant. Toute la nuit, il réfléchissait, les yeux ouverts. Le réveil sonnait. C’est alors qu’il avait pris une décision, dans sa tête.
Il s’est rendu à brûle-pourpoint à la direction du Festival. Et c’est ainsi qu’il a demandé à ladite direction le droit de pouvoir dire ses mots d’office
à partir de la cabine des interprètes …
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