Culture > Littérature >

Le sens figuré de la ville

Traduction de Suzanne El Lackany, Mardi, 21 mai 2013

La révolution change les traits de la ville et sa géographie, mais aussi notre perception du monde. Ashraf Youssef mime l’acte de détruire et de reconstruire l’espace public dans son dernier recueil de poèmes. Extraits inédits de Fi maana al-madina.

Charlie Chaplin

J’aimerais pouvoir dire un mot sur le désespoir

Je ne sais pas

Un mot sur un père et une mère dans les tombes du cimetière

En une étreinte pour pleurer

Je ne sais pas

J’aimerais pouvoir dire un mot sur le temps

Destiné à la porte et aux fenêtres

Je ne sais pas,

Ou un mot sur moi-même,

J’ai peur …

Ça se passe sur une place publique

Après chaque manifestation,

Vouée à l’échec,

Je deviens un géant,

En taillant mon crayon à papier,

Je barre la loi de l’état d’urgence,

Je tire un trait sur mon nom.

Je mets de l’ordre dans mon pays,

Je réarrange mon père près de ma mère,

Il lui donne une poignée de main,

Comme un signe révolutionnaire.

Mes chers compagnons,

Je ne suis pas quelqu’un de perfide,

Mais le rugissement des deux lions

De chaque côté du pont Qasr Al-Nil

Me fait palpiter. Et trembler.

Travail de nuit

Je n’avais pas une voix, à détruire,

à reconstruire,

Isolée, loin de vous, je file la luxure en fonc­tion des dimensions de la ville sans voix …

Elle me prend au passage et se cache derrière moi

Ma famille n’a aucun trait mythique comme les familles de mes copines

L’une d’elle racontait que son père est médecin dans une contrée lointaine,

Loin de la façon de penser de mon père que je vois épeler par deux fois

Son patronyme à sa table-bureau.

Une autre amie racontait une fausse histoire sur sa grand-mère,

Défunte, une histoire digne d’une fillette maligne grandie dans un village,

Et moi, je travaille surtout la nuit. La tentation c’est ma profession.

Je ne couche pas avec des fonctionnaires.

Les fonctionnaires sont des chiens qui se sont acquis une mauvaise réputation.

Mon ami proxénète, les fonctionnaires ont rongé la ville,

Ils l’ont dévorée par la cadence des soirées monotones de la cohue.

1
(Peintures murales d'Alaa Awad)

Une histoire classique

Au fond de moi, je trace des plans pour construire une ville qui s’étend alentour

Je ne suis pas contre l’idée de la disparition du métier de policier quand viendront

les bandits

Ce n’est pas impossible, et si je peux choisir j’irai avec eux,

Rien n’arrive ici tout d’un coup pour me

déraciner

De mon lieu d’autrefois. Les jours se

ressemblent,

Aucun lien entre ces jours et mon être, à part le fait que je me lève tôt,

Afin de happer l’ennui de ma journée en regardant le ciel,

Pourquoi ne pas être l’enfant d’un oiseau ?

Les oiseaux volent ensemble, à la tête de la volée il y a un oiseau qui dirige et celui-ci a une maison de paille.

Les oiseaux sont en voie d’extinction,

Les oiseaux se sont éteints l’un après l’autre dans le jardin de mon coeur. Aussi ai-je pris du poids. Et je ne pouvais plus voler.

Désormais, je traîne un amoncellement de plumes après moi, par une jambe boiteuse.

Mon désir c’est d’y mettre le feu, dans chaque édifice et chaque banque,

Et même dans les stations de gaz.

Chaque maison, chaque jour ...

Qu’est-ce qui est faux ?

Qu’est-ce qui est juste ?

Ma nostalgie d’une révolution est morte

Et personne n’a saisi ma honte à

bras-le-corps.

J’ai beaucoup vécu

D’une chambre à l’autre

Portant une lampe dont la brillance

Dans l’obscurité me fait oublier

Le choc reçu en couvant le projet

d’un traître

Qui a les mains dans le pantalon

Tâtant une liasse de billets de banque.

Il n’est pas désolé pour un passant

Ayant essayé de défaire les boutons de

sa solitude

En s’interrogeant sur un objectif commun.

Toi qui es loin,

Viens avec la plaie,

Je viendrai apportant un baiser

Qui vise une étreinte insupportable

Avant que ne s’accomplisse la crainte de ceux qui ont peur.

Le faucon tombe de l’uniforme des chefs

et le drapeau tombe, en berne, aussi

Afin qu’on m’appelle par mon prénom,

Les plumes des colombes resteront

Tombant doucement sur la tête de l’enfant qui s’endort.

Moi qui ai reçu l’attribut d’étranger

J’exige un autoradio et l’arrière d’une voiture

Qui m’équiperont pendant la tournée

De pays en pays

2
(Peintures murales d'Alaa Awad)

Voyageant en vue d’annoncer

mes protestations.

Chaque tour de la terre autour d’elle-même

L’éloigne davantage d’elle-même.

Est-ce lui mon porte-parole ? Maintenant que les places publiques et mes lieux de culte sont devenus casernes ?

Par des glorifications et des louanges ?

La question se pose : Pourquoi as-tu

Concentré tes troupes ici loin

des frontières ?

As-tu peur de ma présence ?

Tu n’y peux absolument rien.

Ce qui doit arriver engendrera une

balle de fusil

Qui tournera et te suivra partout

Tu t’imagines si cela devait arriver alors que tu tiens entre tes deux mains

Ton membre mou ?

Ce que tu as commencé ne s’achèvera pas.

Je ne vais pas me sacrifier pour toi mais je te propose

D’avoir le droit de t’appeler traître

Après avoir posé un drap sur ta face

Taché du sang d’un enfant.

L’heure est-elle enfin venue ? Celle où je vais raisonner à travers la haine que je te déclarerai ?

Aucune injustice ne m’envahit

d’une nostalgie

De la liberté

Aucune justice ne m’emplit de la nostalgie de voler

Quand je vois ta photo agrandie

Près du panneau : Gardez votre ville propre !

C’est une infamie que de parler à ma place

Ouvertement et sans détour

Chaque tyran sera précipité dans l’abîme

Chaque révolutionnaire a eu sa part de partis corrompus

Tout espion rejoint le centre local des Droits de l’Homme

Chaque révolution connaît une Place où sont tirées les balles vives

Chaque nouveau-né appartient encore au ventre de la mère.

Puis chaque maison et chaque jour

Possèdent le rêve d’un cri de délivrance.

Ashraf Youssef

Né en 1970 dans la ville de Mansoura (gouvernorat de Daqahliya), il a commencé à publier ses poèmes dans sa ville natale. L’on compte Leilat 30 febrayer (la nuit du 30 février, poèmes écrits à la main) aux édi­tions de la Littérature des masses en 1995, puis Obbour sahaba Bein madinatein (la traversée d’un nuage entre deux villes) en 1997. Avant d’aller au Caire et de travailler comme conseiller d’édition auprès de nombreuses maisons, publiant l’oeuvre complète et l’autobiographie de Mohamad Hafez Ragab, ou un livre sur le Comics arabe intitulé Out of Control, etc. Parmi ses recueils de poèmes, Yaamal monadeyane lel arwah (celui qui appelle les âmes) et Charqiyat 2002. En version numérique, il a publié Jehat al-sheir en 2005, Hassilati al-youm qobla (le revenu du jour est un baiser) en 2007, Kalema en 2009 et en 2012, Alf leila wa leila. Son recueil de poèmes, Fi maana al-madina, dont nous publions aujourd’hui quelques vers, est en cours d’impression.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique