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Un texte délaissé par ses héros

Traduction de Soheir Fahmi, Lundi, 29 avril 2013

Dans son premier roman, Dina Abdel-Salam mise sur la fraîcheur, la sincérité et la modernité. A travers les yeux d’une jeune fille, elle plonge le lecteur dans les sentiments de dépaysement de l’aristocratie alexandrine de l’époque.

Sahar entra par la porte de son appartement et le claquement de la porte fit un bruit qui se répercuta dans le vide de la cage d’escalier. Sur son passage par l’entrée, elle jeta ses objets nerveusement non sans garder cette enveloppe porteuse de soucis qu’elle venait de recevoir à l’instant. Dans la chambre à coucher, elle la posa sur le lit et s’occupa à se déshabiller. Néanmoins, cette enveloppe continuait à la préoccuper et à attiser ses douleurs. Les choses devenaient de plus en plus petites et l’enveloppe gardait sa teneur et sa présence. Elle était maître du temps et de l’espace. Que penser d’un bain chaud ?

Les remous de la tristesse s’élancèrent avec la chute de l’eau. Dans son lit, elle fut sur le point de suffoquer, bien qu’elle ne s’entoure pas de couvertures, mais se couvre simplement.

Les larmes emplirent ses yeux sans préavis. Elle essaya de prendre le dessus mais elle ne le put … Il ne lui restait donc qu’à ouvrir cette enveloppe. Une feuille écrite rapidement s’en sépara, elle la récupéra et se mit à lire avec assiduité :

Mademoiselle Sahar Galal,

Mes salutations,

Je suis responsable des soins de votre mère madame Manal Naguib depuis trois ans. La maladie l’exténua mais elle est encore palpitante de vie. Souvent, elle se met à répéter que les crèmes et le maquillage ne sont d’aucune aide à la porte des cimetières. J’aimerais que vous lisiez ce qu’elle ne cessa d’écrire une année durant. Si ces écrits ne viennent pas à vous plaire, jetez-les et dispersez-les aux quatre vents. Ce ne sont pas mes mots, ce sont ses paroles à elle que je réutilise.

Je lui ai promis de vous envoyer le manuscrit dès qu’elle l’aurait terminé. Elle avait la volonté de le réécrire. Il est plein de longueurs, de digressions, mais sa santé ne lui permet plus de le remanier.

Avec toute mon amitié

L’infirmière de votre mère

Amal Ibrahim

Alexandrie

9-1-2010

A l’intérieur de l’enveloppe se trouvait un livret triste dont exhumaient les senteurs d’Alexandrie et les odeurs de la vieillesse et les souvenirs de l’ancienne maison. Qui donc celui qui nous avait trompés en nous confirmant que notre odorat était moins fort que celui des chiens ?

Une question qui lui faisait mal. Pourquoi le passé ma mère ? Pourtant, ce matin même, elle avait eu un sentiment fort qu’elle avait vaincu. Un succès foudroyant pour son exposition et de nombreux acheteurs de ses peintures. Elle se frappa la tête. N’avais-je pas conclu une pause avec le passé ? N’avais-je pas fui Alexandrie pour m’en séparer ?

En colère contre le passé, révoltée contre lui tout en sachant pertinemment bien qu’il n’y avait d’autre issue que de l’affronter. Sa fuite pour Le Caire ne lui avait pas réalisé son objectif. Son succès ne lui avait pas enlevé ses doutes et ses obsessions. Ce passé était tapi entre les feuilles de ce livret … Elle n’avait qu’à l’affronter cette fois-ci.

L’idée lui plut. Elle se traîna vers son lit, et à la faible lumière de l’abat-jour, elle commença sa lecture …

La moitié des années quarante du siècle passé.

Je suis née à Alexandrie le 18 août 1945. Je devins orpheline alors que je n’avais pas terminé ma première année. Cependant, les circonstances et les détails, je n’ai aucune connaissance de leurs raisons. Ma grand-mère du côté de ma mère — Eatedal hanem — n’allait cesser de contourner le sujet de ce drame. Je vivrais donc ma vie ignorante de ce qui s’était passé, ne sachant seulement que mes parents avaient perdu la vie dans un accident épouvantable.

Je n’avais lié aucun lien avec mes parents, je ne connaissais rien d’eux. Je n’avais jamais vu leurs photos. Je n’aimais pas leur inconscience, celle de me faire venir au monde pour me laisser et partir comme si de rien n’était. Une graine qui avait donné ses fruits, puis qui était tombée de sur la branche. Qu’avais-je à me préoccuper ?

Je pris l’habitude du fait d’être orpheline tellement que je croyais que c’était cela la chose naturelle et que toute autre chose n’était pas dans la force des choses. Je voyais les enfants marcher entre leurs parents et je me demandais :

Pouvait-on avoir un père et une mère en même temps ? Comment pouvions-nous aimer les deux à la fois ? Que faire si nous préférions l’un à l’autre. On disait que nous allions nous en évader le jour où nous aurions autre chose qui nous occuperait. En tout cas, je ne me sentirais pas culpabilisée ce jour-là. N’étais-je pas ainsi plus chanceuse que les autres ?

Toujours les questions m’étaient difficiles. Je revenais vers ma grand-mère lorsque mon manque de compréhension devenait imminent. Elle me réchauffait avec ses histoires et les contes de La Fontaine. Ses origines turques avaient apposé ses empreintes sur elle. Ses cheveux blancs étaient lisses et doux. Ses yeux verts vieillis laissaient percevoir sa ténacité. Son visage avait résisté à la vieillesse à force de crème et de poids.

Je n’avais rien hérité de ces qualités. Je l’avais surprise par mon teint foncé et mes yeux noirs. Je l’avais entendue dire à son amie Yonna : « Si elle avait été seulement blonde, elle aurait eu plus de chances dans la vie ». Je fus effrayée par ces mots, et avec mes yeux noirs, je commençais à regarder le monde.

Dans un appartement aux grands espaces qui avait les couleurs du palais de l’Elysée, je commencerais à faire mes premiers pas. Marcher, tomber et vivre des difficultés jusqu’aux prémices de ma féminité. Je devrais tout au long de mon enfance prendre conscience de la valeur des meubles au style français, des peintures originales, des gibelins belges, des statues de bronze, des objets d’art historiques, des objets d’argent massifs, des colonnes en marbre, des miroirs grandioses, des tapis persans de tous genres : Chiraz, Ispahan et Cachan.

Chaque objet avait une histoire et un passé que ma grand-mère ne cessait de répéter sans se lasser avec le même respect. Elle rendait ainsi hommage à mon feu grand-père qui avait acheté la plupart de ces trésors artistiques de Christie's et Sotheby's à Londres, et des antiquaires à côté du Louvre à Paris, et certaines salles des enchères égyptiennes. Elle terminait toutes ces présentations en priant pour mon grand-père.

De plus en plus, ce sujet de passion pour ses merveilles allait prendre un détour comique, car ma grand-mère me conduirait toutes les semaines dans des périples entre ses différentes oeuvres d’art et elle montrerait du doigt l’un des objets et il me faudrait alors raconter son histoire et parler de leur valeur.

Le temps passant, je marchais le long des différents trésors de cette civilisation. Je me mettais sur mes talons pour contempler chaque objet d’art et je perdais alors l’équilibre. J’essayais de garder mon équilibre pour bien observer l’objet recherché. Je pense que ce sentiment était la raison la plus importante de ma passion pour les peintures et les statues. J’avais, depuis mon très jeune âge, compris leur grandeur et leur statut élevé. Le fait que ma grand-mère s’en occupait avec ce soin, les nettoyait et les préservait sans relâche ajoutait à ce sentiment de sacré que je portais à ces choses-là. Elle était mon exemple. Je voyais le monde à travers ses yeux et je suivais ses pas.

Il m’arrivait même d’incarner son personnage et de me faufiler sans qu’elle me voie alors qu’elle était assise sur son fauteuil reposant dans le living principal. Alors, je prenais sa canne et me couvrais de son châle pour regarder les peintures accrochées au mur comme elle le faisait. Ce sujet demanderait toujours beaucoup de temps et d’effort. Monter sur la chaise puis glisser vers le sol étaient les prémices de périples qui demandaient beaucoup d’efforts. Lorsque finalement j’avais réussi à m’y poser, je jouissais de la douceur du velours et de sa délicatesse. Je fixais alors ces chefs-d’oeuvre, et alors la cheminée ancestrale ajoutait à mon bonheur. Les flammes donnaient des contours aux visages incitant à la foi et à la piété. Le bois des cadres se mettait à craquer pour faire vivre ces visages les damnant et tenant un langage que je finissais par comprendre au cours des soirées. (…).

Dina Abdel-Salam

Professeur assistant au département de langue et littérature anglaises à la faculté des lettres de l’Université d’Alexandrie, elle est l'auteur d'une thèse de doctorat sur la critique littéraire. Elle a récemment tourné un court métrage intitulé Ce n’est pas une pipe, qui a participé à nombre de festivals arabes et internationaux et a reçu le prix des réalisatrices arabes au Festival international de cinéma de Bagdad en 2011.

Elle a publié son premier roman Nass hagaraho abtaloh (un texte délaissé par ses héros) aux éditions Beit Al-Yasmin au Caire en 2013. Un premier roman prometteur qui ne suit pas la trajectoire traditionnelle du journal et des mémoires, mais élabore un jeu de l’oubli et de la réminiscence en se basant sur les manuscrits réels de la mère, la typographie utilisée, le griffonnage, les ajouts ... pour refléter l’état de son auteur, entre hésitation, oubli et faiblesse sur le lit de la mémoire.

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