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Ibrahim Abdel-Méguid : Alexandrie sous un nuage

Traduction de Soheir Fahmi, Lundi, 18 mars 2013

Passionné par Alexandrie au présent comme au passé, Ibrahim Abdel-Méguid décrit une ville couverte par un ciel gris et pluvieux se confondant avec la mer. Voici un extrait du dernier volet de sa trilogie qui replonge dans l'ambiance de cette ville depuis les années 1970.

(…) La pluie ne s’arrêtait pas. On voyait percer dans les hauteurs la lueur de l’éclair tandis que l’on voyait de près la lueur des lampadaires. Le bruit de la pluie ne s’arrêtait pas alors qu’elle s’écrasait sur les terrasses des maisons ou les rues en asphalte, ou encore on écoutait le son de l’eau qui traversait les tuyaux des maisons ou les balcons pour dégouliner sur les trottoirs. Toute cette eau était récupérée par les égouts qui les attendaient tous les ans.

Le bruit du vent qui faisait des siens il y a un moment s’arrêta. Pourtant sur le rivage d’Alexandrie, le bruit était encore fort mélangé au son des vagues. Dans l’entrée de Yara, étaient installés son père et sa mère devant la télévision, jouissant de la chaleur qui sortait du climatiseur en attendant la projection du film «train de nuit ». Son père et sa mère étaient passionnés par la manière de danser de Samia Gamal, la « lady » comme ils aimaient à l’appeler. Ils aimaient également le jeu du comédien Stéphane Rosti qui avait atteint le plus haut degré de méchanceté dans ce film.

Fouad, le frère de Yara, était parti comme à son habitude dans un long périple pour l’Amérique du Sud, sur le paquebot où il travaillait comme officier. Il reviendra pour s’élancer dans un nouveau voyage autour du monde. C’était ainsi que fonctionnaient les étudiants de la faculté maritime commerciale qu’avait choisie pour lui son père et qu’il avait aimée à son tour.

Ibrahim Abdel-Méguid

Dans la chambre de Yara se trouvait une armoire en bois d’ébène que son père décrivait comme étant un chef-d’oeuvre. Il l’avait achetée comme il avait acheté beaucoup de meubles de la maison de certains juifs qui avaient quitté la ville après la guerre de Suez en 1956. Il répétait qu’il n’avait pas accepté d’acheter ces meubles à un prix plus bas que ceux qu’ils valaient à cette époque. Prix qui valait beaucoup plus que leurs prix de base. Les juifs étaient pressés de partir. Ils voulaient fuir la politique de Nasser. Pourtant, certains d’entre eux, comme le disait son père, étaient des amis à lui. Ils jouaient avec lui à la Bourse à Manchiya dont le jour de congé était le dimanche, mais qui fermait ses portes également le samedi et durant les fêtes juives et les fêtes musulmanes et chrétiennes, car beaucoup de fonctionnaires étaient des juifs. Puis son père se mettait à rire sans être intimidé par Yara ou sa mère et il racontait qu’ils apprenaient l’amour dans leur jeunesse avec les filles de l’école juive de la rue Chakkour. Souvent en parlant, il vaquait au loin comme s’il visionnait un film dans l’espace. Alors, il parlait des courtiers qui remplissaient les cafés de la place Mohamad Ali, surtout du côté droit si tu portais ton regard sur la Bourse où le large trottoir et les cafés et les changeurs de devise faisaient le commerce des devises. La place était blanche même sans soleil. Puis il fermait les yeux sur ce qu’il voyait et se taisait.

Outre l’armoire de la chambre de Yara, il y avait également un porte-vêtements en bois d’ébène qui avait huit rebords ; quatre de hauts et quatre de bas moins haut. Il y avait au-dessus quelques vêtements. Elle était assise derrière un bureau de style français décoré de cuivre et sur ses quatre rebords était sculptée une femme qui portait une grappe de raisin à la bouche. Devant le bureau, deux fauteuils sculptés d’émail, de même que la chaise sur laquelle elle était assise. Dans le coin, un cendrier perse qui remontait au quatorzième siècle que son père avait obtenu d’une vente aux enchères à la rue Tewfiq avant la Révolution de Juillet. Cette rue était suivie par la rue Orabi où se trouvaient les grands magasins de meubles et le grand magasin Hanneaux qui avait une cafétéria qui faisait jaser Alexandrie en entier à cause de sa beauté.

Dans un coin de la chambre se trouvait un lit en cuivre et à ses côtés une petite commode. Au-dessus de son bureau des livres, des cahiers, un porte-crayon et une petite radio. Elle avait annoncé à plusieurs reprises qu’elle ne bougeait pas son curseur du programme de variétés musicales. Elle ne savait rien de l’existence de ce programme avant que Nader, son chéri, ne lui en ait parlé.

Il semble que je vais passer ma vie à lire, à écrire et passer mes soirées avec le programme musical.

C’était ce qu’il lui avait dit et il lui avait parlé de la musique classique dont il était devenu un fan. Il lui parlait de ce temps merveilleux qui débutait à deux heures du matin jusqu’à six heures avec les variétés. Rarement se trouvait un speaker qui interrompait le cours de la musique. Souvent, c’étaient des musiques de films qu’il avait déjà vu.

Yara avait suivi l’exemple de Nader. Elle lui avait dit en le surpassant que la musique non seulement venait des cieux mais qu’elle lui ouvrait la porte des cieux et qu’elle volait avec elle sur les nuages blancs avec les anges.

Dès qu’ils avaient annoncé leur amour, c’était l’année dernière, au jardin Antonios qu’ils avaient trouvé alors que le public était défendu d’accès. Pourquoi ? Il était devenu un espace militaire depuis 1967. Mais n’avons-nous pas été victorieux avec la Guerre d’Octobre ? Le jardin était encore un centre militaire et il était encore défendu. C’était ce qu’avait répondu un soldat qui semblait étonné de leur question. Ils passèrent leur journée au zoo qui était à quelques pas.

Il y avait peu de monde ce jour-là et le temps était magnifique et printanier. Les fleurs s’étaient épanouies sur les branches. A la minute où Nader avait pris son courage à deux mains pour lui voler un baiser, elle l’avait précédé et l’avait embrassé très vite sur les lèvres. Ses yeux s’étaient ouverts sur un plaisir intense qu’il n’avait pas vécu auparavant. C’était son premier baiser. Le plaisir et la volupté avaient circulé de ses lèvres à tout son corps. Il avait fermé les yeux de plaisir en disant « Dieu ». Il avait pensé que le goût des femmes était bon. Puis il avait ouvert ses bras à nouveau en s’exclamant : « Dieu ! Dieu !» à haute voix cette fois-ci. Il avait fait un demi-tour et avait failli tomber. Elle l’avait soutenu avec ses bras en riant et elle avait dit : les gens sont autour de nous. Mais elle l’avait laissé entourer ses épaules de ses bras et ils marchaient côte à côte. Puis, elle avait mis son bras dans le sien. Alors, la douceur de ses seins et leur chaleur traversèrent son corps à lui, puis allèrent vers son âme avec volupté. Une volupté qu’il disait sans mentir ne pas avoir connu auparavant.

Yara était maintenant dans sa chambre. Elle souriait. Elle eut l’idée d’ouvrir la fenêtre et de voir l’éclair dans les cieux et la pluie se précipiter vers la terre. L’éclair rapide se voyait derrière les persiennes et les vitres de la haute fenêtre. C’étaient les immeubles de bahari, de style italien, qui donnaient sur le port est. Le bruit des palmiers royaux qui bougeaient leurs branches parvenait jusqu’à elle. Elle désirait voir ne fut-ce qu’une seconde les bateaux du port qui s’élevaient et baissaient sur l’eau avec le vent.

Ibrahim Abdel-Méguid

Originaire d’Alexandrie, il est diplômé de philosophie. Il a écrit, entre autres, les romans Al-Massafate (les distances, 1982), Al-Sayad wal yamam (le chasseur et les colombes, 1985), ainsi que 4 recueils de nouvelles, dont Al-Chagara wal assafir (l’arbre et les oiseaux, 1985) et Ighlaq al-nawafez (fermeture des fenêtres, 1992).

En 1996, il reçoit le prix Naguib Mahfouz, décerné par l’Université américaine du Caire, pour son roman Al-Balda al-okhra (l’autre pays). AUC Press a également traduit de lui en 2000 La Ahad yanam fil Iskandariya (personne ne dort à Alexandrie), traduit en français l’année suivante.

Il a obtenu le prix d’Etat Al-Tafawoq en 2004. Son roman, Alexandrie dans la brume, dont nous publions ici un extrait, est le 3e volet d’une trilogie sur Alexandrie. Il fait suite à Personne ne dort à Alexandrie (qui se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale) et aux Oiseaux d’ambre (sur la période après la guerre de Suez en 1956).

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