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Mona Prince : Mon nom est Révolution

Traduction de Dina Heshmat, Lundi, 21 janvier 2013

Il y a deux ans débutaient les manifestations qui allaient avoir raison du régime Moubarak. Dans un journal qui réussit à faire revivre l’esprit de Tahrir, l’écrivaine Mona Prince rend compte de ces 18 jours historiques.

Je ne suis ni une misérable, ni une oppri­mée, je n’appartiens à aucun parti politique, à aucun courant intellectuel. Je crois à la liberté d’expression, mais je ne pense pas que les manifestations qui se terminent par des coups et des arrestations soient la solution. Je n’ai pas d’autres propositions pour imposer le changement, et je ne vois pas d’avenir, qu’il soit meilleur ou pire. Je vois un « horizon bouché ».

Je termine de corriger les copies d’examen de mes étudiants ; leur médiocrité et leur faible niveau intellectuel et linguistique me dépriment. Mais les étudiants (comme me l’a dit un doyen) ne doivent pas passer plus de 4 ans dans le système universitaire, il faut qu’ils réussissent et décrochent leur diplôme, et il est donc de mon devoir de les faire passer à n’importe quel prix. Je passe mon temps à feuilleter les copies à droite et à gauche, à la recherche d’une phrase qui ait du sens pour justifier les points que je distribue de-ci de-là. Mais j’ai mauvaise conscience, car je sais pertinemment que si je lisais méticuleusement ces réponses, aucun d’entre eux ne réussirait.

Je regarde l’horloge accrochée au mur. Il est presque une heure. Les manifestations vont commencer à deux heures, d’après la page Khaled Saïd. Je mets des habits légers qui n’entravent pas les mouvements et des chaus­sures de sport qui permettent de courir en cas de besoin.

— Maman … je vais à la manifestation à Chobra.

— Depuis quand il y a des manifestations à Chobra ? Ce n’est pas devant l’ordre des Avocats ou le syndicat des Journalistes ?

— Les manifestations aujourd’hui sont censées avoir lieu sur toutes les places d’Egypte. Au centre-ville, elles ne rassemblent qu’une cinquantaine ou une soixantaine de personnes, qui lancent des slogans pendant 2 ou 3 heures, encerclées par 5 000 soldats de la Sûreté centrale, avant de se disperser ; elles reçoivent des coups et certains d’entre eux vont en prison. Non, je vais aller à Chobra voir ce qui se passe là-bas.

— Ne tarde pas trop !

— Je rentre dans une heure, je dois finir de corriger les copies.

— Fais attention à toi.

Dawaran Chobra

Je n’ai jamais été au Dawaran. J’appelle un ami chrétien qui habite là-bas et je lui demande comment y arriver. Il m’indique la route et me conseille de ne pas y aller. Il m’énerve. J’insiste : « j’y vais ».

Devant la porte, je prends un bus qui m’em­mène jusqu’à Chobra. En route, sur la place Ramsès, il y a beaucoup de véhicules de la Sûreté centrale. Je demande au chauffeur de me déposer au Dawaran. « C’est la pro­chaine ». La même question est posée par une jeune fille derrière moi. Même réponse. Je me retourne et vois une fille voilée. Elle pourrait être étudiante ou alors elle vient juste de ter­miner ses études universitaires.

— Tu vas à la manifestation ?

— Oui.

— Comment tu as su ?

— Sur Facebook. C’était un event.

— Un event !! C’est pas un concert de Mounir, c’est une manifestation !

— Je sais !

On sourit toutes les deux. Je lui pose une autre question : « Tu es membre d’un parti ? ». Elle me répond : « Non ».

On descend ensemble, on marche jusqu’à une large avenue : c’est l’avenue de Chobra. En face de nous, il y a une grande affiche à l’occasion de la fête de la police. On cherche autour de nous. Rien n’indique une quel­conque manifestation. Quelques officiers au coin de la rue ; certains regardent leur montre : deux heures moins le quart. Une femme d’une quarantaine d’années est debout à côté de nous, seule sur le trottoir. Elle se dirige vers l’un des officiers et engage une conversation avec lui. J’entends quelques mots sur les manifestations, les droits, la dignité, la cherté de la vie.

— Elle vient pour la manifestation, c’est clair ! Venez, on se met debout avec elle, au lieu qu’elle soit seule et nous aussi.

— Vous êtes là pour la manifestation ?

— Je suis venue exprès d’Héliopolis, sans rien dire à mon mari. J’ai garé la voiture dans une rue toute proche et je suis venue à pied jusqu’ici.

Je suis un peu étonnée. Je lui demande :

— Pourquoi venez-vous à la manifestation ?

— Parce que la situation dans le pays est très mauvaise.

Les officiers entendent l’échange et ricanent.

Il est exactement deux heures. Le premier groupe de manifestants apparaît. Ils sont sans doute montés de la station de métro d’en face. Près de 20 personnes, que l’on ne peut pas qualifier simplement de groupe de jeunes, car il y a parmi eux des femmes qui ont la quaran­taine ou la cinquantaine, et des hommes du même âge, apparaissent. Les slogans sont classiques pour moi, je les connais depuis la fin des années 1980 : « Descendez de chez vous, rejoignez-nous, nous sommes vos frères, nous sommes vos enfants, c’est pour vous que nous sommes là ». « Liberté, où es-tu, la Sûreté d’Etat est entre toi et nous ».

La dame et la jeune femme se lan­cent au milieu du groupe, reprenant les slogans avec enthousiasme. Moi, je reste sur la marge, en specta­trice.

D’autres groupes apparaissent dans les rues adjacentes ; ils portent des dra­peaux égyptiens et des pancartes sur les­quelles sont écrites : « Dites non à la pauvreté », « Je veux tra­vailler ya kebir », « Vous avez volé notre gagne-pain », « Le kilo de lentilles est à 10 L.E. ». Les unités de la sécutité centrale com­mencent à encercler les manifestants et ten­tent de les disperser. Mais les officiers per­mettent à qui le veut de se joindre à la mani­festation, et leur ouvrent le cordon. Je m’ap­proche du cercle pour photographier les pan­cartes et regarder les slogans. « Que veut Moubarak ? Que le peuple lui embrasse les pieds ? Non Moubarak, on ne va rien embras­ser, demain le peuple va t’écraser ». Un jeune officier me demande sur un ton ironique, en m’indiquant le cordon et en tripotant de son autre main mon bras :

— Tu veux entrer ?

— Tu me touches ! (Je le regarde de travers, hargneuse).

— Bon, bon, allez-y, entrez. (Il a tout de suite ôté sa main).

— Je n’entrerai pas, réponds-je sur un ton de défi.

Je reste debout à ma place, à une distance sûre. Je n’aime pas la foule, je n’aime ni les cris, ni les slogans où il y a des insultes, ni l’odeur de sueur des gars de la sécutité cen­trale qui encerclent les manifestants et les compriment pour qu’ils ne quittent pas le trottoir pour la rue.

En quelques minutes, un nombre croissant de groupes arrivent, les Forces de sécurité n’arrivent plus à les gérer. Les manifestants réussissent à se rassembler, ils sont des cen­taines. Certains crient : « Une vie de luxe ou alors pour tous le fourgon ». Le slo­gan me plaît, je le fredonne à voix basse. Les flics ont bloqué l’avenue de Chobra avec des barrières. D’autres Forces de sécurité arrivent en ren­fort. Sur le côté, je vois un officier de police, un lieutenant-colonel, regarder sa montre, impatient. Je lui souris en plaisantant :

— Il est encore tôt, on vient seulement de commencer la manifestation.

— Nous sommes là depuis ce matin.

Maalech, c’est votre boulot.

L’officier a dû se dire que je ne faisais pas partie des mani­festants, car il me demande :

— Vous êtes d’accord avec ce qui se passe ?

— Personnellement, je n’aime pas les manifestations, mais vous êtes content de votre vie, mabsout yaani ?

— Non, mais est-ce que c’est la solution ?

— Peut-être !

Il y a un mouvement d’attaque et de contre-attaque entre les manifes­tants et les forces de la sécutité centrale. La police bloque un côté de la rue, les manifes­tants se lancent de l’autre côté et puis l’inverse, pendant un quart d’heure envi­ron. En réalité, la scène est comique pour moi, pour ceux qui, comme moi, sont spectateurs, et pour les gars de la sécurité qui rient malgré la fatigue qu’on peut clairement lire sur leurs visages. Peut-être vaut-il mieux courir et être en mouvement que rester sur place. Je me déplace avec les masses, pas vraiment avec elles, mais à côté. Elles sont au milieu de la rue et moi sur la marge, près du trottoir. J’entends des jeunes s’interpeller au milieu de la foule : « Michail ! Adel ! Guirguis ! ». Je me dis : c’est très bien, les chrétiens sont dans la rue, malgré les mises en garde, la veille, des trois Eglises. Je suis contente de voir deux dames d’un certain âge avec une croix sur la poitrine qui vont et viennent avec les manifestants. Nous sommes à Chobra, où il y a beaucoup de chrétiens. A environ 100 mètres, arrive un grand renfort de manifestants à pied. De loin, j’aperçois un ami chrétien. Je cours vers lui et le prends dans mes bras, heureuse :

— Tu viens d’où ?

— Nous sommes venus à pied de Tahrir.

— A pied ! La police vous a laissés passer ?

— Jusqu’à présent, les flics sont sympas.

— Qu’est-ce qui se passe à Tahrir ?

— Il y a des milliers de gens là-bas.

— C’est vrai ?

On marche ensemble au milieu de la foule, on rit.

Je suis heureuse. Quelque chose est en train de se passer. Plus de 4 000 personnes de toutes les classes sociales et de tous les âges manifestent à Chobra, un quartier d’habita­tion, et les chrétiens sont dans la rue … C’est en soi un événement sans précédent.

Mona Prince

Professeur assistant de la littérature anglaise à l’Université du Canal de Suez, elle commence à écrire dans les années 1990 parmi un mouvement de jeunes transgressant de nombreux tabous.

Après la révolution du 25 janvier 2011, elle se présente à l’élection présidentielle avant de se retirer face au manque de stratégie au sein des partis et forces politiques présents.

Romancière, elle a déjà publié deux recueils de nouvelles : Qessar nazar (myopie) et Qetaat al-tine al-akhira (le dernier morceau de boue), ainsi que deux romans : Salasat haqaëb lel safar (3 valises pour le départ) et Inni ohadessak li tara (je m’adresse à toi pour que tu voies), aux éditions Merit en 2009. En 2012, elle publie Esmi sawra (mon nom est révolution) à compte d’auteur.

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