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Médias, Europe et vision des Arabes

Anwar Moghith*, Mercredi, 16 juillet 2014

L’image de l’arabe en Europe témoigne de vifs bouleversements depuis le Printemps arabe, et cela principalement en raison des médias.

Medias
Peinture de Essam Maarouf

Il y a près de dix ans, un couple d’amis m’a invité à dîner dans son nouvel appartement d’une ban­lieue parisienne, à l’occasion de la célébration de son anniver­saire de mariage. La table réu­nissait des professeurs d’univer­sité, des médecins, des ingé­nieurs, des journalistes et des maîtres d’école. Les personnes, hommes et femmes qui avaient des origines arabes, étaient venues nombreuses. Les bavar­dages avaient démarré, comme à l’habitude, sur les dernières pro­ductions cinématographiques, les nouveaux romans et les der­nières chansons à la mode. Ensuite, les discours se sont cen­trés sur la politique et les cri­tiques adressées au gouverne­ment qui a fait des promesses sur lesquelles il est revenu. Certains d’entre nous ont fait preuve de distinction et de perspicacité en mettant à nu les mesures mal­saines prises par le gouverne­ment qui consistaient à éroder les droits des ouvriers et des fonctionnaires et à dorloter les richissimes.

Soudain, une femme française a déclaré à la face des Arabes présents : « C’est incroyable, mais vous êtes très bien ! Et équi­librés ! Pourquoi alors à la télé nous ne voyons que les déséquili­brés qui ne cessent de menacer les autres ? Ceux-là mêmes qui haïssent la science, les arts et les libertés publiques ?! ». Une autre personne est intervenue pour sou­tenir cet avis et nous demander pourquoi ils ne voient pas sur le petit écran les figures de proue arabes de la médecine ou des mathé­matiques, qui sont innombrables. Alors que seules apparaissent les personnes les moins éduquées sou­mises d’esprit aux prédicateurs reli­gieux.

Sous la coupe des préjugés

Cette scène incarne à merveille ce qu’il est convenu d’appeler en France et dans les pays européens « le Printemps arabe » et ses séquelles. Mais tout d’abord, nous devons distinguer trois catégories dans chaque société européenne. Il y a la volonté politique, ses intérêts et le rôle primordial qu’elle joue dans la médiatisation. En deuxième, il y a les citoyens qui se trouvent sous la coupe des préjugés et qui tendent à appréhender et suspecter l’autre. Pour ce qui est de la troi­sième catégorie, il s’agit des intel­lectuels qui aiment l’humanité. Dans leur pays natal, ils sympathi­sent avec les droits des ouvriers, des paysans et défendent les immigrés et l’environnement. Ils prennent des positions claires vis-à-vis du racisme et favorisent la lutte des peuples du Sud. Citons entre autres quelques-uns de mes amis : un jour­naliste éminent du quotidien Le Monde, la présidente d’une associa­tion pour la protection de l’environ­nement, un écrivain spécialisé dans l’islam politique et d’autres profes­seurs de pédagogie.

Depuis la révolution du 30 juin 2013 contre les Frères musulmans, nous remarquons que les médias occidentaux ont une prise de posi­tion étrange, voire suspecte. Il est tout à fait normal que les médias occidentaux ne soient pas animés d’un enthousiasme semblable aux acteurs de l’événement, et ils ont amplement le droit de maintenir leurs réserves et pondération. Cependant, nous avions ce pressen­timent que cela dépassait les limites et se transformait en manipulations voulues.

Le jeu occidental de manipulation des affaires internes arabes et musul­manes n’est pas chose nouvelle. Il s’agit d’une politique adoptée depuis de longues décennies. D’aucuns mettraient en avant la théorie de l’influence sioniste sur les réseaux de médias mondiaux. L’objectif déclaré étant de mettre l’opinion publique occidentale dans un perpé­tuel état d’acceptation de toute mesure agressive que leurs gouver­nements peuvent éventuellement prendre contre un Etat arabe. Les déclarations circulent selon les­quelles les manipulations dont nous témoignons récemment sont l’oeuvre de l’Organisation internationale des Frères musulmans. C’est une hypo­thèse à ne pas écarter, surtout que les milliards investis par le Qatar en France sont devenus l’objet de polé­miques au sein de la société fran­çaise, sauf en ce qui concerne les desseins politiques et culturels qui sont masqués derrière ces sommes exorbitantes. Sans doute ce genre de média, non seulement en France mais de par le monde, est de tout temps orienté pour diriger les masses vers des objectifs économiques et politiques bien précis. Il va sans dire que l’opinion publique qui n’est pas douée du sens de la critique répète et tend l’oreille aux informations lui provenant des médias.

Foi en la capacité des peuples

Quels sont les arguments résidant derrière les positions réservées quant aux événements du 30 juin 2013 en Egypte, et les réactions de nos amis rêveurs et militants d’un monde plus sincère et plus humain que nous voyons bien dans leurs écrits, articles et différentes activi­tés ? Ces amis étaient emplis de joie avec la révolution du 25 janvier 2011 et ont reconnu avoir appris d’importantes leçons du peuple égyptien. Ils ont alors eu foi en la capacité des peuples à se débarras­ser de l’oppression politique. Cependant, et récemment, ils nous ont surpris. Ils ont suscité en nous à la fois étonnement et jugements négatifs à leur encontre.

Je savais au cours de ma récente visite en France que la discussion sur la situation en Egypte serait le débat favori des dîners de mes amis français. Ils estiment que le peuple égyptien n’avait d’autres choix que d’aller de l’avant sur la voie de la démo­cratie. Ce qui veut dire permettre au président élu de poursuivre son mandat, au lieu de violer le contrat démocratique. Ils esti­ment également que les incidents du 30 juin ont entraîné une scis­sion sociale. A leurs yeux, la tyrannie regagne du terrain, telle que prouvée par la loi répressive des manifestations et les peines de mort collectives.

J’ai dû alors les convaincre que la réalité suit les forces sociales et n’avance pas conformément aux dires figés dans nos esprits. Le président Morsi est celui qui s’est attribué toutes les préroga­tives et qui a immunisé ses déci­sions contre tout recours judi­ciaire. Le peuple égyptien n’est pas divisé ; il a mené une même lutte contre une répression reli­gieuse qui n’a d’autre moyen que de recourir au terrorisme pour rétablir son emprise. Comme la plupart des sociétés, celle de l’Egypte grouille de forces belli­gérantes aux intérêts variés. Quant aux peines de prison col­lectives, elles ont toutes été pro­noncées par un seul juge de la même instance juridique. Il ne s’agit pas d’une politique répres­sive généralisée.

Malgré tout cela, nos amis français estiment que nous aurions dû achever l’expérience avec le courant religieux. Sur ce point, était-il possible que ces courants continuent de gouverner avec leurs idées destructrices telles que le mariage des fillettes, ou la haine des autres religions ? Pourquoi nos amis français ont-il manifesté leur joie et enthousiasme suite à la destitution de Moubarak, alors qu’ils ont émis des réserves lorsque le peuple a balayé la dicta­ture religieuse ?

Les intellectuels de toute l’Europe ont partagé avec les positions isla­mistes, la foi inébranlable d’une conception erronée selon laquelle les forces modernes et civiles ne sont qu’une minorité influencée par l’Occident, à un moment où les peuples soutiennent corps et âme le projet de l’islam politique. Un avis qui a de tout temps été consacré par les Orientalistes.

Edward Saïd avait raison de se rebeller contre l’Orientalisme. La manipulation médiatique fabrique un énorme mensonge mais il est de courte durée. Alors que la vision orientaliste est, elle, rigide et per­pétuelle, car elle formate les esprits. Nous ne suspectons ni l’amour que nous manifestent nos amis intellec­tuels, ni leur sincérité dans leur militantisme pour un monde meilleur. Mais nous critiquons leur moyen d’estimer les choses.

*Professeur de philosophie politique et directeur du Centre national de la traduction

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