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CairoScene : dépoussiérer la forme

Alban de Ménonville, Mardi, 01 avril 2014

Au milieu d’une scène journalistique qui tombe en désuétude, CairoScene apporte une nouvelle vision de ce que doit être la presse : un outil au service du lecteur, pas du journaliste. Rencontre avec une nouvelle génération d’entrepreneurs pour qui le ton est ce qui valorise le contenu.

cairoscene
L'équipe de CairoScene : montrer qu'on est jeune et dynamique,

« La révolution a été prise en otage, réduite à une balle renvoyée violemment entre deux raquettes fascistes dans un jeu d’appropriation. Elle a été écrasée par les militaires, chiée par les Frères et enfin réduite à un flacon de taille homéopathique ». Mouwafak Chourbagui, l’un des journalistes de CairoScene, aime être borderline.

Ravie du succès de ses articles, la rédactrice en chef estime cependant qu’« il n’attaque pas directement la scène politique ». Dans un tel scénario, à quoi ressemblerait une attaque frontale ? En tout état de cause, le succès est parfois au rendez-vous : certains articles dépassent aisément le millier de likes sur Facebook, bien que la moyenne soit en général nettement moins élevée.

Lancé en 2011, CairoScene aime choquer et surprendre. Parmi ses thèmes favoris, on retrouve le sexe (bi ou homosexuel), l’alcool, la politique (avec le maréchal au hit-parade), le haschisch, les femmes un peu nues et encore l’alcool avec des publicités pour le whisky Jameson. Autant le dire : le magazine ne cherche pas le compromis, il veut s’affirmer, sortir des sentiers battus et attirer un jeune public qui en a marre des médias trop sérieux qui placent le « journalisme » avant le lecteur.

Et la méthode semble la bonne : garder l’information, mais changer le langage en prenant le parti d’une écriture à la manière des tweets ou des blogs. A travers une ligne éditoriale subtile, mais parfois coincée entre le fun et le sérieux, se dévoile un appétit pour le changement dans un esprit jeune révolutionnaire engagé. L’information est là, sur laquelle vient se greffer un humour omniprésent.

A propos de la condamnation à mort de 529 Frères musulmans, CairoScene écrit : « Il est difficile en Egypte de critiquer le système judiciaire, surtout quand un simple tweet peut vous envoyer en prison. Critiquer un juge pourrait l’énerver et il pourrait vous condamner à une peine disproportionnée ». Cette brève, qui se poursuit sur le même ton, joue avec subtilité, évitant la critique directe de la peine prononcée tout en annonçant clairement qu’une telle critique s’avérerait risquée pour le journaliste qui en serait l’auteur. Une manière de critiquer en évitant les risques liés au contexte.

Dans les locaux situés au 23e étage d’un immeuble chic de Guiza, une dizaine de jeunes hommes et femmes décontractés s’affairent sans stress. Ici, on veut montrer qu’on est ouvert, que la parole est libre et que les tabous n’existent pas. Les journalistes, les responsables Internet et Web, la rédactrice en chef et les fondateurs s’interpellent mutuellement, font des remarques sur le travail des autres, disent leurs points de vue sans qu’interviennent les sacro-saintes règles journalistiques qui, pour eux, semblent dater d’un autre siècle.

Dans une scène médiatique égyptienne sclérosée et soumise à la loi du plus fort, CairoScene apparaît comme un ovni. Le magazine coupe radicalement avec les traditions de modération et d’objectivité de la presse classique, prenant le modèle des journaux occidentaux alternatifs, sorte de mélange entre Vogue, Têtu et Paris Match ciblant les jeunes lecteurs de l’élite chic de la capitale.

Une bulle ?

Difficile toutefois de comprendre où CairoScene veut aller, parfois ballotté entre le désir de plaire et le point de vue critique. La provocation ne suffit pas à faire un bon titre et le magazine online a parfois tendance à prendre ses propres délires pour de l’activisme. Les pages un tant soit peu sérieuses sont rares, bien que de bonne qualité à l’instar de la rubrique littéraire, et l’on a parfois l’impression d’avoir affaire à une publication pour qui les seuls enjeux essentiels tournent autour de la fête et de Justin Bieber.

A sa décharge, il faut dire que CairoScene prêche en terra incognita, tentant à la fois de devancer et de suivre une nouvelle génération décomplexée et avide de changement. « On suit le goût du lecteur : est-ce utile d’écrire de longues et de sérieuses analyses si personne ne les lit pas ? », remarque à juste titre la fondatrice, Amy Mowafi (voir entretien).

« Je ne suis ni journaliste, ni activiste. J’essaye seulement de questionner ce qui est normalisé dans la société, explique Mouwafak Chourbagui, auteur d’une tribune sur la vision de la virginité qui a créé un petit buzz (plus de 1 000 likes) sur Internet. « CairoScene m’offre un espace d’expression inédit, dû au fait que cette publication est destinée à une bulle un peu coupée du reste de la population. On n’est pas dans la ligne de mire du régime, donc on a le droit à une liberté discrète », poursuit-il, en faisant allusion à la censure.

Plus que la provocation, l’activisme ou le journalisme, CairoScene cherche le lecteur. L’âge d’or de la presse écrite a pris fin et pour survivre les médias n’ont d’autre choix que de s’adapter au marché. En Egypte, CairoScene fait office de précurseur, cherchant à dépoussiérer la forme comme le contenu avec une attention particulière accordée au récepteur. Sur la scène nationale, plus d’un titre de presse est en difficulté financière. L’erreur ? Avoir pensé depuis des années que c’est le lecteur qui suit la publication et non l’inverse. CairoScene l’affirme haut et fort : le lecteur est roi, il faut lui offrir ce qu’il demande. Et le succès semble, pour le moment, être au rendez-vous.

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