Jeudi, 25 avril 2024
Al-Ahram Hebdo > Idées >

Ibrahim Abdel-Méguid : Dès mes débuts, je m’évade dans le fantastique

Dina Kabil , Mercredi, 23 mars 2022

Deux ans de pandémie, mais aussi de maladie, ont donné naissance à un chef-d’oeuvre littéraire. Ibrahim Abdel-Méguid vient de signer sa trilogie Al-Horoub min Al-Zakéra (fuir la mémoire). Un hymne à l’imaginaire qui va au-delà de la pesanteur du réel.

Ibrahim Abdel-Méguid

Al-Ahram Hebdo : L’écriture de votre trilogie romanesque Al-Horoub min Al-Zakéra (fuir la mémoire) est étroitement liée à votre isolement. Comment? Pensez-vous que les chefs-d’oeuvre sont toujours issus d’une crise vécue par l’écrivain ?

Ibrahim Abdel-Méguid: C’était un isolement forcé. Pendant 18 mois, à la suite d’un diagnostic erroné, j’ai suivi un traitement pour la rugosité des genoux. Or, c’était inadéquat, car le vrai problème était la colonne vertébrale. J’étais complètement désespéré, tout était inefficace, les soins, la physiothérapie, alors j’ai décidé d’écrire le roman qui hantait mon esprit.

J’étais actif politiquement durant mes années de jeunesse. J’ai été témoin de l’emprisonnement de plusieurs de mes amis, sous Sadate puis sous Moubarak. Moi-même j’ai été en tôle, mais pendant une courte période en 1985. La cause principale de la détention politique à l’époque nassérienne était souvent l’appartenance à des partis de gauche, marxistes notamment. Parmi ces derniers figuraient de nombreux intellectuels, penseurs et écrivains, lesquels ont repris leur carrière une fois sortis de prison. Cela dit, les nouvelles des prisonniers d’opinion m’ont constamment accompagné tout au long de ma vie. C’était juste l’accusation qui changeait, en fonction de l’appartenance à tel groupe ou tel groupe interdit, suivant les époques. La même question me subjuguait : comment un prisonnier, une fois libéré, parvient-il à fuir ses souvenirs en tôle et tous les détails de sa vie en prison? Cette idée me tourmentait, alors j’ai décidé d’en faire un roman, de procéder à une sorte d’écriture thérapeutique. Je m’y suis mis, jour et nuit, pendant un an et demi et me suis libéré. Je n’ai pas décidé intentionnellement d’écrire une trilogie, mais ce sont les personnages qui ont décidé pour moi.

— Vous êtes connu pour insérer le fantastique dans le quotidien. Cette tendance s’est accentuée dans cette oeuvre en particulier. Vous avez mis des exergues pour introduire chaque partie, lesquelles nous plongent dans un univers poétique. Pourquoi ?

— A mes débuts, notamment dans le roman Massafate (distances) en 1980, j’ai cherché à m’évader dans le fantastique. Armé d’un héritage culturel assez riche, tel Les mille et une nuits, et d’études en anthropologie, j’ai trouvé dans le fantastique un univers plus réaliste, pourtant entièrement de fiction. Les petites introductions qui précédent les 3 parties de ma dernière oeuvre en date reflètent mon état d’âme en écrivant chaque texte. Les critiques auront certes leurs propres interprétations, moi je ne fais qu’aiguiser l’imagination des lecteurs. Ces exergues servent à les plonger davantage dans le fantastique, pour mieux le digérer par la suite.

— Au-delà de cet aspect poétique, les événements nous enfoncent dans la réalité sociopolitique. On reconnaît la tourmente des jeunes, pendant la période postrévolutionnaire, la vie dans les prisons, les divers types de détenus, etc. …

— Si je m’étais laissé porter par le réel sociopolitique, j’allais écrire un roman documentaire, mais l’imagination et le fantastique donnent au roman des dimensions plus amples et plus humaines. La réalité politique peut convaincre les lecteurs, mais ne leur donnera pas du plaisir. L’imagination est le seul secours en prison, enfermé entre quatre murs. En dehors de la prison, on voit que tout rappelle les personnages cloitrés.

— Vous dépeignez des personnages qui vont au-delà des idées reçues, du mythe que l’on se fait d’eux, comme celui du salafiste Abou-Roqaya et sa femme tatouée …

— Grâce à l’imagination, je peux me distinguer des autres. Un salafiste et sa femme portant la burqa ont été décrits à plusieurs reprises, tout a été déjà dit; cependant, l’art s’attache principalement au non-dit, à l’inaccoutumé. Le salafiste Abou-Roqaya a pris 4 femmes, et il est persuadé que sa femme Oum Roqaya est une fée ou appartient aux djinns, même si elle-même n’en est pas convaincue. Elle finira par se comporter en tant que telle, vivra pleinement sa vie et quittera le pays avec son nouvel amant. Tout ce qui se passe dans le roman ne suit pas un plan préalable, mais il suit plutôt une vérité artistique et les chemins qu’empruntent les personnages qui imposent eux-mêmes les faits ou le déroulement de l’histoire. Je laisse les personnages faire de moi ce qu’ils veulent.

— « La prison motive l’imagination », lit-on dans le roman. Pensez-vous que l’oppression tue l’imagination ou bien, au contraire, la stimule, l’incitant au rêve et à la liberté ?

— On parle souvent du syndrome de Stockholm qui atteint le prisonnier. Le roman se veut une rébellion contre ce syndrome, partant du recours à l’imagination, une fois en prison, afin de dépasser les murs, de triompher de ses oppresseurs.

— Au 3e volet de la trilogie, on tombe sur des sirènes et des femmes puissantes, rivalisant avec les hommes, même sur le plan des infidélités. Et vous avez mis comme titre à cette partie « Parce qu’il existe des femmes au monde ». Qu’est-ce que vous avez voulu dire par là ?

— Il est question de femmes libres, en particulier Salwa, qui, atteinte d’une maladie incurable, décide de vivre pleinement sa vie. Elle se jette entre les bras de Fakhri, le peintre et ancien détenu politique, puis s’éteint après lui avoir fait l’amour.

Les sirènes symbolisent les voix des femmes; même si elles finissent mal, elles restent omniprésentes. Toutes les femmes du roman vivent pleinement et librement. C’est le cas de Zeinab, qui malgré son oppression, aide son mari Magdi à réussir. Il y a un refus de l’oppression. Dans toute mon oeuvre, la femme est à l’origine de la vie.

Fuir la mémoire, le titre de votre trilogie, va à merveille avec le dessin de la couverture, mettant en avant l’effacement des mots, de la mémoire. Pourtant, tout le roman documente la Révolution du 25 Janvier 2011 et lui rend hommage. C’est un cri contre la transformation des gens en êtres dénaturés, notamment après l’expérience des geôles. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

— Le récit se déroule dans les années post-révolution jusqu’à nos jours. C’est donc normal que la révolution soit présente dans les souvenirs de ceux qui ont passé par l’expérience de prison. Certains d’entre eux n’avaient pas d’appartenance politique particulière. En prison, ils essayaient de résister pour ne pas se transformer en êtres complètement déformés, ils cherchaient à mener une vie meilleure, plus humaine, loin de ce qui leur est arrivé et la révolution.

Chacun des personnages est à la recherche d’une utopie, laquelle n’est pas manifeste dans le texte. C’est là où se révèle l’évasion des souvenirs, sous sa forme la plus simple. Ils essayent de réussir un nouveau travail, à se trouver une voie. L’un des personnages a fondé un centre artistique, deux autres ont fui en Andalousie, toujours à la recherche d’un rêve perdu.

Bio express

Né en 1946, dans un quartier populaire d’Alexandrie, Ibrahim Abdel-Méguid, après avoir obtenu une licence de philosophie, se consacre très jeune à la littérature. Il a à son compte 21 romans, 6 recueils de nouvelles et 12 ouvrages divers entre études, traductions et biographies. Parmi ses romans publiés et traduits dans de nombreuses langues figurent Personne ne dort à Alexandrie, publié en 2001 en français, chez Desclée de Brouwer ; Toyour Al-Anbar (les oiseaux d’ambre, 2000), traduit en anglais par l’AUC Press ; Atabette Al-Bahga (au seuil du plaisir) paru en 2009 aux éditions Folies d’encre.

Sa dernière trilogique romanesque Al-Horoub min Al-Zakéra (fuir la mémoire) est sortie en 2021 aux éditions Al-Mutawassit. Il est composé de trois volets : Al-Aed ila Al-Beit fil Massaa (celui qui rentre chez lui la nuit), Tariqane lil Horoub (deux voies pour s’échapper) et Liän fil Donia Nessaa (parce qu’il existe des femmes au monde).

Exergue de la première partie

« Comme dans un songe, j’ai vu quelqu’un, on dirait un brave chevalier qui vient d’apprendre l’existence d’une ville imaginaire. Il est monté à cheval pour y arriver. Il l’a trouvée entourée de murs, sans portails. Il n’a de cesse appelé les habitants, mais nul n’a répondu. La nuit tombée, il s’est endormi, et ne se réveilla qu’avec le jour. Puis, de nouveau, il a appelé sans retour. Les années ont passé et il ne s’est guère rendu compte que la ville était inhabitée ».

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique