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Le virtuel marque un point, mais …

Lamiaa Alsadaty, Mardi, 10 août 2021

Avec la pandémie, plusieurs salons littéraires en ligne ont vu le jour, répondant à un besoin réel chez le public en ces temps particuliers. Si le succès est au rendez-vous, des interrogations persistent sur l’avenir de ce format alternatif. Enquête.

Le virtuel marque un point, mais …
Le journaliste Youssef Chéhab, créateur du groupe Littéraire éclairant.

« Le dernier événement culturel auquel j’ai participé était en mars 2020, à la bibliothèque d’Héliopolis. J’ai été invité à plusieurs autres manifestations culturelles, mais j’y ai renoncé à cause de la pandémie. J’ai remarqué qu’en Italie, les gens, en plein confinement, chantaient et dansaient sur leurs balcons, et c’est ainsi que j’ai eu l’idée de tenir un salon culturel en ligne », raconte le poète engagé Zein Al-Abidine Fouad. Ainsi, en juillet 2020, il a lancé son salon pour fêter l’anniversaire du penseur et académicien égyptien Nasr Hamed Abou-Zeid, qui a été accusé d’apostasie dans les années 1990, entre autres pour ses travaux concernant la réinterprétation du Coran. « A ma plus grande surprise, le nombre de viewers a atteint environ 5 000 personnes, tandis que le nombre de personnes qui assistent normalement à ce genre de salon, en présentiel, ne dépasse pas 50 ! », indique le poète de gauche. Et d’ajouter : « A travers les tchats, on parvient à réagir, à poser des questions rapidement, sans interrompre la conversation. Pourtant, j’étais très inquiet au départ, car Nasr Hamed Abou-Zeid est quelqu’un de très controversé. J’ai fait en sorte que les commentaires et les questions ne soient publiés qu’après ma propre approbation ». Ce grand succès a encouragé Zein Al-Abidine Fouad à poursuivre son initiative tous les jeudis à 20h, et ce, afin de parler littérature et art. Le dernier jeudi du mois est par contre toujours consacré aux sujets historiques.

Le poète se sert de sa page Facebook pour annoncer le sujet de chaque salon, ainsi que les noms des invités. Il se sert aussi de StreamYard, un studio abordable, qui permet de faire du streaming en direct ou en différé, sur de différentes plateformes telles Facebook, LinkedIn, etc. Il y trouve un outil parfait pour les discussions et les tables rondes. Car il peut abriter jusqu’à 10 invités, qui y accèdent à la fois. Chaque invité a le choix de partager son écran, alors que l’hébergeur a la possibilité de retirer complètement des participants et leur écran du streaming.

Le salon de Zein Al-Abidine Fouad connaît donc un nombre grandissant de followers. Toutes les séances sont disponibles sur la chaîne YouTube. Variées, elles répondent à l’objectif du poète. A savoir : aborder des oeuvres d’intellectuels égyptiens, tels Naguib Mahfouz, Ali Al-Raï et Sayed Higab, mais aussi celles d’artistes tunisiens, palestiniens, iraqiens, marocains ou autres. « Ce nouveau mode de diffusion permet de toucher un public plus large, parfois même à l’étranger. A titre d’exemple, pour la première fois, le grand poète marocain Hassan Najmi a pris part à l’une des séances du salon, à laquelle participait sa fille Rim, une poétesse en herbe vivant en Allemagne. Le salon virtuel est une solution très pratique, car le format traditionnel exige un certain budget et un grand effort. Or, dans la version virtuelle, les invités et ceux qui suivent le débat peuvent y assister depuis n’importe où dans le monde sans avoir à prendre l’avion ou le train », précise-t-il.

Les pour et les contre

Cette opinion n’est pas du tout partagée par Youssef Chéhab, écrivain et journaliste égyptien résidant en Allemagne, qui est l’un des fondateurs du groupe Al-Adabi Al-Tanwiri (le groupe littéraire éclairant). « Tant qu’il y a des gens qui préfèrent le livre en support papier, la forme traditionnelle du salon va perdurer. Il ne faut pas oublier que la plupart des organisateurs de ce genre de salon sont âgés, ils ne maîtrisent pas forcément l’outil technologique », fait-il souligner, en rappelant les rencontres régulières avec Naguib Mahfouz au café Riche au centre-ville cairote.

Le virtuel marque un point, mais …
Le poète Zein Al-Abidine Fouad tient son salon culturel en ligne depuis juillet 2020.

Le groupe Al-Adabi Al-Tanwiri, créé par Youssef Chéhab, est administré par des intellectuels de par le monde : François Basili de New York, Safa El Suweify d’Angleterre, Walid Elkhachab du Canada et Baha Ibrahim, une Tunisienne vivant au Caire. Ayant commencé depuis janvier 2021, ce groupe privé compte plus de 1 000 abonnés ; d’ailleurs, il accepte les abonnés sans conditions préalables. Or, il n’y est permis d’aborder ni des sujets politiques, ni religieux. Chaque abonné a la liberté totale de publier ses écrits, et du coup, de recevoir des commentaires. Jusqu’ici, trois lives ont été organisés sur YouTube : deux avec l’écrivain Naïm Sabri et un avec le penseur Hamed Abdel-Samad. « On cherche à être différent non seulement en évitant tout ce qui est idéologique, mais aussi en abordant des sujets sous un nouvel angle. Et ce, en posant des questions pertinentes, sans être trop pointues. On cherche à ce que notre salon soit plutôt humaniste, universel et surtout diversifié. Ainsi, bientôt on aura comme invité le comédien Sabri Fawwaz », explique Baha Ibrahim, qui affirme avoir remarqué un foisonnement de salons virtuels.

Est-ce une alternative aux salons en présentiel ? « Comme premier réflexe, j’allais vous dire Non, mais, il faut bien observer la scène culturelle ces jours-ci. Avec le coronavirus, la disponibilité des gens, le rythme de la vie ... tout a été chamboulé et ne serait plus jamais comme avant. On dispose aujourd’hui d’applications très diversifiées, qui n’exigent même pas d’être installées, d’une image de bonne qualité et d’un son clair et net. Concrètement, pour accéder à un salon en ligne, les internautes n’ont qu’à se connecter à la plateforme ou au site web, comme s’ils y étaient présents physiquement. Pourquoi ne pas en profiter ?! », dit-il. Au-delà des chiffres de participation, les responsables de ces groupes culturels constatent que leurs initiatives numériques ont permis de diversifier le public et de toucher des amateurs et amatrices de culture, en dehors de leur périmètre géographique habituel.

Pourrions-nous nous attendre alors à la disparition des salons classiques à jamais ? « Rien n’équivaut aux événements en présentiel, aux rencontres physiques entre les intellectuels et le public », s’insurge la critique et journaliste culturelle Sanaa Seleiha. « Depuis la première moitié du XXe siècle, ce sont les élites intellectuelles qui tiennent les salons, puis les bibliothèques et les cafés sont devenus des lieux d’échange littéraire particulièrement vivants. On y parlait de littérature, de philosophie, voire de politique et de social. C’est vrai que pendant ce temps de crise sanitaire, organiser des salons virtuels est une alternative efficace pour éviter l’isolement et maintenir le flux culturel, et c’est vrai aussi qu’Internet a permis d’avoir des intervenants de haut niveau plus facilement, et un public plus large et sans limite. Cependant, le contact humain, le face-à-face ont une valeur en soi. Bien plus, il y a aussi le rapport avec le lieu avec les détails les plus minimes. Derrière le clavier et l’écran, se perd l’intimité. Il existe un certain décalage entre le message véhiculé et la réaction du public : un écart spatio-temporel qui nuit à l’interaction », explique Seleiha, affirmant qu’il est impossible que les salons virtuels prennent la relève.

Le passage de l’oral à l’écrit

Le virtuel marque un point, mais …
Le logo du groupe Littéraire éclairant.

Walid Elkhachab, poète, écrivain et professeur à l’Université York au Canada, défend une opinion tout à fait opposée. Selon lui, nous assistons à un changement anthropologique comparable à celui que l’humanité a connu lorsqu’elle est passée d’un régime oral à un système où le savoir est dominé par l’écriture. « Nous avons beaucoup changé notre façon d’agir avec la culture à partir de la dernière décennie du XXe siècle, lorsqu’Internet est apparu dans nos vies. Nous lisons de plus en plus en ligne — même les journaux — et nous utilisons les livres en format numérique de plus en plus souvent. Les salons culturels en ligne me semblent suivre le même parcours que l’imprimé et le papier ont déjà tracé. Les salons virtuels en tirent bénéfice, puisque le monde entier — là où le Net est disponible — devient à la fois le carnet d’adresses qu’on consulte pour chercher un invité et le marché qu’on cible », analyse Elkhachab, qui affirme avoir fait en un an plus de conférences, réunions et tables rondes virtuelles qu’il n’en avait fait toute sa vie jusqu’en février 2020. « Nous allons vers un monde où les soucis de sécurité en termes policiers et sanitaires incitent les autorités à encourager les gens à rester chez soi. Les coupures budgétaires frappent toujours la culture en premier parce que celle-ci n’est pas une question de vie ou de mort ce qui rend les réunions en ligne moins coûteuses, surtout si l’on invite des intervenants des quatre coins du monde. Le coût d’une bonne connexion Internet est nettement inférieur au prix de trois billets d’avion, si l’on estime qu’une table ronde réunit en moyenne trois personnes », poursuit-il.

Toutefois, l’académicien cinquantenaire ne nie pas le manque de chaleur humaine dans ce monde virtuel. Un manque qui ne dérangerait probablement pas les générations futures, puisqu’« elles s’y habitueront et développeront d’autres moyens de produire de l’émotion. Exactement comme nos ancêtres qui ont perdu la chaleur de l’écoute en présence d’un poète qui déclame ses vers au temps de l’oralité, mais leurs descendants ont pu compenser ceci en s’investissant davantage dans le sens des mots imprimés dans un livre », conclut Elkhachab, qui résume un point de vue plus jeune, à comparer avec ses aînés.

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