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Jean Gueyras : Bon voyage Kir

Dalia Chams, Lundi, 02 mars 2020

Le journaliste français d’origine arménienne Jean Gueyras, de son vrai nom Haïg Kirazian, s’est éteint au Caire la semaine dernière. Né en Egypte, il y est retourné pour mourir, après avoir fait carrière dans le journal Le Monde, où il était l’un des piliers du service Moyen-Orient, entre 1971 et 1991.

Jean Gueyras
Chez lui à Paris, place Théophile Gautier.

Malgré soi, on est nostalgique d’une époque révolue. Dès l’annonce de la mort de Jean Gueyras, journaliste du quotidien français Le Monde, le 23 février dernier, à l’âge de 95 ans, en Egypte, la toile a été marquée par une vague réminiscence, notamment dans les cercles francophones et francophiles. Puis, chacun plongeait dans ses souvenirs, se rappelant certains papiers de ce journaliste chevronné, ayant couvert pendant 25 ans des divers faits de l’actualité moyen-orientale, en un vrai connaisseur : les défaites arabes, les guerres civiles yéménites, le siège de Beyrouth, la question kurde, la Révolution iranienne, les nouvelles du Soudan, etc. On se passait l’article publié par Alain Frachon, dans Le Monde, pour rendre hommage à « Kir », comme on l’appelait autrefois, à tous les étages du journal. Son vrai nom étant Haïg Kirazian, c’était un Arménien d’Egypte, né dans la banlieue cosmopolite d’Héliopolis, le 24 janvier 1925, qui a quitté le pays parmi pas mal d’autres militants de gauche, pour s’installer en France, au début des années 1950.

Non seulement on salue avec sa disparition un journaliste qui a la sensibilité de la région, comme il n’y en a plus beaucoup hélas, mais aussi quelque part, on est conscient qu’une page est tournée. Même le quartier où il a grandi est en train de se transformer en un lieu de passage vers la Nouvelle Capitale et subit donc une métamorphose totale. Sa nièce, l’architecte Nairy Hampikian, a déménagé pour aller vivre au Tagammoe, laissant derrière elle l’appartement de sa mère, au 44 rue Salaheddine, dans « l’immeuble qui se dressait autrefois, seul, dans le désert, après le dernier arrêt du métro, devant l’église maronite ». L’ancien métro n’existe plus, victime du dernier projet de réaménagement. Et le tumulte a poussé Nairy à la périphérie de la ville du Caire, là où s’est éteint « Kir », qui a passé les derniers six mois au deuxième étage de sa villa, entouré comme d’habitude de ses disques et de ses livres, ainsi que de ses portraits et petits bibelots dont un cheval de bronze qu’il gardait en souvenir de son ami proche, Eric Rouleau, un autre Français originaire du Caire, parti en France, presque à la même époque.

Jean Gueyras
Le coin où il a passé ses derniers jours, dans la villa de sa nièce au Caire.

Ensemble, ils ont travaillé aux services des écoutes arabes de l’AFP, puis au quotidien Le Monde, à partir des années 1970, où ils sont devenus les piliers du service Moyen-Orient. « Tous les deux aimaient bien jouer aux échecs; ils se chamaillaient comme de vieux gamins. Haïg continuait à jouer, le soir autour de 22h, il sortait les jeux d’échecs et s’apprêtait à démarrer une partie avec moi », raconte sa nièce Nairy, très attachée avec sa soeur Anaïs à leur histoire de famille, arrivée en Egypte de Constantinople entre 1890 et 1915, pour échapper aux massacres et à la répression féroce organisée par le sultan ottoman Abdel-Hamid II contre les Arméniens, considérés de plus en plus avec la percée du nationalisme turc comme un élément allogène.

Constantinople, Le Caire, Paris

Jean Gueyras
Sa grand-mère Maxime, celle qui lisait Jean-Jacques Rousseau  ...

De nouveau, on est plongé dans les souvenirs d’une époque qui n’est plus, celle du Caire cosmopolite du début du XXe siècle, et du Paris des étrangers depuis 1945. Rien qu’à voir les dessins et les photos en noir et blanc accrochés au mur, tout autour, dans la nouvelle maison de Nairy, l’ensemble nous réfère à des générations d’Arméniens qui ont réussi une trajectoire individuelle brillante et se sont bien intégrés dans les quartiers cairotes et parisiens. Haïg a été l’un de ceux qui ont excellé à se reconstruire une identité arménienne, où les exigences variées de la modernité se combinent à des fragments de tradition— langue, travail, famille, cuisine et musique. D’ailleurs, sur Facebook, tout le monde évoquait son cigare malodorant, son humour grinçant et la musique d’opéra, à plein volume, chez lui, au square Théophile Gautier, à Paris. Car il s’agissait d’un vrai mélomane, qui adorait surtout Bach et Strauss.

Polyglotte, il maîtrisait l’arménien sans doute, mais aussi le français, l’anglais et l’arabe, ayant étudié au collège des Frères des écoles chrétiennes, avec Dikran son aîné et le fameux dessinateur Kiraz (né Edmond Kirazian), son frère cadet. Ce dernier connu pour être le créateur des Parisiennes s’est rendu à Paris, à l’âge de 22 ans, en 1946, succédant à son frère aîné Dikran, qui fut également journaliste-agencier et traducteur, d’affiliation communiste, tout comme Haïg qui était membre du mouvement Hadeto (principale organisation de la gauche égyptienne, entre 1947 et 1954, laquelle a soutenu la révolution des Officiers Libres en 1952).

« Haïg a fait partie d’un unique groupe de quatre. Ils étaient amis, communistes, journalistes, très liés à l’Egypte et ont tous travaillé à l’AFP. A savoir: le journaliste et diplomate Eric Rouleau (de son vrai nom Elie Raffoul), Robert Setton qui a été chef du bureau de l’AFP à Londres, Ralph Costi, qui a monté au Caire, après les accords de Camp David, le service arabe de l’AFP et Haïg Karazian. Celui-ci, en travaillant au service des écoutes arabes de l’AFP, place de la Bourse, capta l’émission de la radio égyptienne qui diffusait des sourates du Coran. Il a tout de suite compris que Nasser était mort, et en a fait une dépêche. L’AFP a annoncé ainsi le décès de Nasser, avant tous les concurrents. Plus tard, il partageait le même bureau avec Rouleau, dans Le Monde, au boulevard des Italiens. Je les visitais là-bas », précise son ami Albert Arié, un vétéran de la gauche avec qui Haïg s’entretenait régulièrement toutes les fois qu’il est au Caire. Car à la retraite depuis 1991, il y revenait deux fois par an. De même, il voyageait souvent en Arménie et en a d’ailleurs fait plusieurs articles pour Le Monde diplomatique, entre autres.

Le virus de l’actualité

Jean Gueyras
Photo de famille, avec les trois frères  : Dikran, Edmond et Haïg Kirazian.

« Kir » n’a jamais pensé écrire un livre. Il se contentait de suivre l’actualité politique et de communiquer les nouvelles à ses pairs, à travers le réseau en ligne qu’il avait créé le « Wab », où il faisait défiler tout ce qu’il écrivait en anglais sur les événements du Moyen-Orient. « Il a été hospitalisé un vendredi, et la veille il travaillait sur son Wab », indique Anaïs, sa nièce, soulignant qu’il ne souffrait que de problèmes respiratoires et d’apnée du sommeil depuis 35 ans et que son état de santé s’est gravement détérioré en une semaine.

On ne l’imaginait pas peut-être en tant que reporter, vu sa forte corpulence, mais en fait, il était un journaliste de terrain, pointilleux et respecté de tous. Yves Loiseau, journaliste français qui l’a accompagné dans l’un de ses fameux voyages, témoigne sur Facebook: « Lorsque nous sommes allés voir les Kurdes de Ghassemlou, pendant la Révolution iranienne, les Peshmergas le portait pour qu’il traverse les rivières sans se mouiller ». Il ajoute que leur Land Rover est tombé dans un fossé, et Kir a perdu un morceau du nez qu’ils ont fini par retrouver: « On nous a conduits dans un hôpital de fortune où les médecins pakistanais ne parlaient aucune des langues que nous parlions. Le nez a été greffé sous anesthésie et nous avons appris, après l’opération, que Gueyras était allergique à toute anesthésie ».

Jean Gueyras
Un portrait de Kir, fumant son cigare, par Pancho.

« Kir » était parfois appelé aussi « Abou Kir », un surnom à la palestinienne que lui inventèrent quelques amis originaires de la Palestine, ayant été un défenseur de leur cause, très critique à l’égard du mouvement sioniste. Mais dans la famille, on continue à parler de Haïg, fils de Levan Kirazian, le premier directeur égyptien, aux Télégraphes et Téléphones, né à la rue Chérif pacha à Héliopolis, dans la maison avec le balcon en bois, quelque part derrière l’actuel centre commercial d’Al-Horriya (la liberté).

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis qu’il a quitté cet agréable balcon en bois, qui nourrit toujours la légende familiale de Haïg Kirazian, tout comme le personnage de sa grand-mère Maxime, qui lisait Jean-Jacques Rousseau et de son grand-père, poète, qui a échappé aux massacres turcs, en cherchant refuge en Egypte. Une page est tournée, mais n’empêche que ces bouts d’histoires ont dirigé plein de vies .

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