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Ali El Hefnaoui : Le canal a représenté le fil directeur de la vie de mon père

Randa Sabry*, Mardi, 12 novembre 2019

Ali El Hefnaoui, installé à Paris depuis des années, vient de traduire en français les Mémoires de son père, Moustapha El Hefnaoui (Un destin égyptien, Histoire d’une nationalisation, ErickBonnier). Ceux-ci révèlent les circonstances mouvementées de la création et de la nationalisation du Canal de Suez. Entretien.

Ali El Hefnaoui

Al-Ahram Hebdo : Ces Mémoires sont un document politique, mais également humain. On y voit l’as­cension sociale d’un individu né en 1911 dans un village de Charqiya, non sco­larisé jusqu’à l’âge de dix ans, et qui par­vient par son mérite et sa détermination à devenir un avocat de premier plan, cultivé, bilingue, trilingue même, et à jouer un rôle décisif pour sa patrie. Comment a-t-il acquis cette maîtrise si parfaite du français qui lui a permis de forcer l’admiration de son jury de thèse à la Sorbonne ?

Ali El Hefnaoui : Ce qui explique son côté bilingue, ce sont ses études de droit, études qui, en Egypte, se faisaient en français, le code civil y étant calqué, comme on sait, sur le code Napoléon et la jurisprudence s’y inspirant direc­tement de la jurisprudence française. Plus tard, mon père a épousé la fille de Ali El Ghaiati, qui était un proche de Moustapha Kamel et une grande figure du parti nationaliste. Née et élevée à Genève durant l’exil de son père dans cette ville, cette jeune fille était de mère française et a apporté un appui précieux à son époux dans sa vie professionnelle.

— Les Mémoires de votre père mettent bien en relief certains moments déterminants de son existence, comme l’effondrement des prix du coton (imposé par les Anglais), tom­bant de 50 à 5 livres le quintal, qui entraîne la faillite de sa famille, jusque-là assez fortu­née. Un moment particulièrement marquant est celui où il entend parler pour la première fois du Canal de Suez en relation avec un épisode très pénible vécu par son grand-père.

— En effet un jour, il apprend par le conteur du village que son grand-père avait été envoyé à la corvée, suite à des délations de voisins sup­portant mal qu’un orphelin, descendant d’un cheikh d’Al-Azhar, se retrouve en possession de terres et d’un certain bien. Il apprend aussi que ce grand-père, refusant ces conditions de vie humiliantes, prendra la déci­sion de fuir le chantier. A cette occasion, l’enfant interroge son propre père et entend par­ler pour la première fois du canal, de Ferdinand de Lesseps, qui avait ouvert la voie à l’occupation de l’Egypte par les Anglais en trahissant la promesse faite à Orabi pacha de ne pas laisser la flotte bri­tannique passer dans le canal. Cela provoque la colère du jeune garçon et l’éveil de sa prise de conscience, qui ira grandissant.

— Ce qui frappe, c’est la maturité de l’étudiant Moustapha El Hefnaoui : il rédige des livres politiques à un âge où peu de jeunes gens osent tenter cette aventure. Cette facilité à se documenter, à argumenter, lui a sans doute servi par la suite, pour sa thèse sur le canal, achevée à un rythme très soutenu. Pouvez-vous nous dire un mot de ces premiers ouvrages ?

— Son premier ouvrage, à l’âge de 21 ans — un gros livre de 300 pages — s’intitulait La Réforme sociale en Egypte : l’école, le foyer, la société. Deux ans plus tard, il regarde aussi au-delà des frontières et écrit une étude sur Ibn Séoud, ses ambitions, ses guerres. Puis viendra Le Livre immortel (Al-Sifr Al-Khalid), où il dénonce le traité de 1936 avec les Anglais et présente une enquête sur tous les avis défavo­rables à ce traité. Pour lui, il était inadmissible que des troupes anglaises, de 88 000 hommes, restent installées dans la zone du canal. Cet ouvrage est saisi et mon père, âgé de 25 ans, est emprisonné. Le plus étonnant dans l’histoire, c’est que le même Nahass pacha qui l’envoie derrière les barreaux en 1936 à cause de ce livre va le prier de lui en donner un exemplaire en 1950, quand, ayant changé d’opinion, il cherche des arguments pour abroger le traité unilatérale­ment !

— Avez-vous ce livre ?

— J’en ai fait une copie PDF à partir d’un exemplaire que j’ai trouvé dans une biblio­thèque de Dubaï.

— Ne songez-vous pas à réunir les écrits de votre père, à les rééditer en les resituant dans leur contexte par des introductions et des notes explicatives ?

— Oui, c’est un projet auquel je réfléchis. De plus, pour les Mémoires, une maison d’édition anglaise s’est mise en contact avec l’éditeur français pour demander l’autorisation d’en faire la traduction et même d’en tirer un film, tant il a trouvé cette histoire rocambolesque !

— Si l’on revient en arrière, on voit que votre père est très engagé, déjà lorsqu’il est étudiant, auprès du parti national. Il devient même président de la jeu­nesse nationale. Puis une fois avocat, ses débuts sont fulgurants, des sociétés étrangères, appréciant son intégrité, l’engagent à défendre leurs droits et à venir en Europe pour ren­contrer leur direction. C’est au cours de son premier voyage qu’éclate un incident qui le marque profondé­ment …

— En effet, il entend sur le bateau qui l’em­mène à Marseille un vieil Anglais plein d’arro­gance déclarer que l’Egypte ne mérite pas d’avoir le Canal de Suez, que les nations civili­sées ne laisseront jamais un peuple ignorant tenir entre ses mains le commerce du monde, etc. Blessé dans son orgueil national par ces propos haineux, mon père intervient dans la discussion et rappelle en substance que « de toute façon, ce canal, nous allons le récupérer en 1968 ». Il voit alors la réaction déchaînée de l’Anglais et de son auditoire — des expatriés — et prend conscience de l’importance vitale du canal pour l’indépendance de l’Egypte. Il y réfléchit toute la nuit et décide de se battre, même seul et quel qu’en soit le prix, pour la restitution du canal à son pays.

— Dans la phase de la préparation de la thèse, l’image que renvoient les dirigeants de la Compagnie de Suez, comme Charles-Roux, qui cherchent à le circonve­nir pour qu’il « travaille » pour eux, nous révèle les pressions exercées par le lobby du colonia­lisme. Mais la supériorité de votre père, n’était-ce pas, en parvenant à cacher son objectif (il prétend rédiger un livre en arabe pour informer ses compatriotes de l’histoire du canal), de voir clair dans leur jeu ?

— Au cours de ses recherches dans les archives, mon père avait découvert des documents prouvant que c’était l’Angleterre qui en réa­lité dirigeait le canal, qu’un amiral anglais en réglait la circulation et assurait aux navires bri­tanniques des privilèges (comme d’en fausser le tonnage pour les exonérer du prix imposé à leurs concurrents). Il essaie de faire comprendre au côté français qu’ils ne sont qu’un paravent, des fantoches aux mains des Anglais. Il espérait ainsi réveiller chez Charles-Roux, directeur de la compagnie, un sentiment antibritannique, mais il n’a pas réussi. Plus tard, lorsque les res­ponsables se sont rendu compte qu’il avait uti­lisé leurs archives pour écrire sa thèse, il devient leur bête noire. Ils tentent d’en récupérer tous les exemplaires, mais ils n’y parviendront pas.

— Votre père manifeste un grand respect pour la Sorbonne. On voit lors de la soute­nance que c’est une institution qui ne cède pas à la pression politique. Quelles rela­tions El Hefnaoui entretenait-il avec ces professeurs ?

— Pendant la rédaction de sa thèse, il a eu avec eux des relations strictes. Son idée était que si sa thèse nationaliste était reconnue par une entité scientifique comme la Sorbonne, cela lui confèrerait une valeur incontestée et donne­rait par conséquent à l’Egypte le droit de récla­mer son bien. Il a eu les meilleurs professeurs en droit international et a continué à correspondre avec l’un d’eux, M. Bastide. Par la suite, quand j’ai voulu faire mes études à l’étranger, il m’a conseillé d’aller en France, car il avait la convic­tion que les scientifiques français possédaient une très grande honnêteté intellectuelle.

Le canal a représenté le fil directeur de la vie de mon père

— On s’aperçoit que la compagnie ainsi que les Anglais forgeaient une image totale­ment négative de la sphère du pouvoir en Egypte et du roi. Or les Mémoires montrent que leurs allégations sont fausses, par exemple que le roi Farouq et Ali Maher pacha étaient gagnés à la cause de votre père, s’intéressaient à ses travaux sur la légitimité d’une nationalisation du canal.

— Oui, on sait que la cause défendue par tous les nationalistes égyptiens avait été de revendiquer la fin de l’occupation anglaise et de récupérer le canal. Et cela depuis Orabi pacha, Moustapha Kamel et Talaat Harb, qui avait écrit un ouvrage pour démontrer que l’Egypte était lésée économiquement par la gestion de la compagnie. Tous les politiciens égyptiens ont suivi cette ligne et quand Nahass pacha demande en 50 à mon père de l’aider à dénoncer le traité, il lui confie que ce n’est qu’un premier pas pour que le canal revienne à l’Egypte. Nasser a été dans la continuité de ces revendications.

— On apprend aussi la déci­sion prise par le gouvernement égyptien de fermer le canal en 1951 aux bateaux allant ravi­tailler les Israéliens, ce qui vaut à l’Egypte une condamnation de la part des Nations-Unies (alors que les Anglais avaient fermé le canal aux Allemands et à leurs alliés pendant la Seconde Guerre mondiale sans problème !). Ce livre nous fait découvrir de même que l’incendie du Caire, les propos calomnieux envers le roi Farouq étaient une façon pour les Anglais de « détruire » un souverain qui s’opposait à eux.

— Les Mémoires donnent des éléments de réponse clairs comme quoi l’incendie du Caire avait été fomenté par les Anglais qui voulaient faire pression sur le roi, comme en 1942. Cette fois-ci, c’était pour qu’il renvoie le parti du Wafd qui venait d’abroger le traité de 1936. C’est un jeu anglais de A à Z et les Mémoires de mon père le montrent bien.

— L’ironie de l’histoire, c’est que votre père a pu financer son entreprise grâce à des fonds étrangers !

— Oui, d’ailleurs quand Nasser lui a deman­dé : « Qui vous finance ? » , il lui a répondu « C’est l’Occident ! ». Stupéfaction de Nasser, incrédule devant un tel aveu. C’est alors que mon père étale devant lui ses factures d’hono­raires de diverses sociétés anglaises, hollan­daises, etc. En fait, il avait mis son argent propre au service de la cause nationale et s’était battu, avec tout ce dont il disposait, pour le canal, qui a représenté une sorte de fil directeur dans sa vie, avec un moment tout à fait crucial : celui où il a rédigé pour Nasser le décret de nationalisation, proclamé par ce dernier le 36 juillet 1956.

*Professeure émérite de critique littéraire à la faculté de lettres, section française, Université du Caire.

Moustapha El Hefnaoui en quelques lignes

Moustapha El Hefnaoui demeure pour beaucoup l’architecte de la nationalisation du Canal de Suez, celui dont la thèse, soutenue en France sous le titre Les Problèmes contemporains posés par le Canal de Suez (Imprimerie Guillemot et de la Motte, 1951) et traduite ensuite en arabe, a poussé Nasser à prendre sa décision historique. La thèse démontre, en effet, archives à l’appui, que la Compagnie du Canal de Suez est « une société de droit égyptien, soumise à la seule volonté juridique du gouvernement de l’Egypte, donc nationalisable par celui-ci sans aucune interfé­rence avec le droit international ». L’auteur y apporte de plus un éclairage sans ambiguïté sur la volonté des grandes puissances de prolonger la concession accordée à Lesseps et de confis­quer à jamais le droit de l’Egypte à une véritable indépendance.

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