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Ahmad Abdel-Moeti Hégazi : Les réformateurs ont pu s’imposer grâce à l’aide des critiques littéraires et poétiques

Rasha Hanafy, Lundi, 28 octobre 2019

Le poète égyptien Ahmad Abdel-Moeti Hégazi est lauréat de la première édition du prix Ahmad Chawqi, qui vient d’être créé par l’Union des écrivains égyptiens cette année. Il s’exprime sur son parcours poétique et journalistique, de plus de 70 ans.

Ahmad Abdel-Moeti Hégazi

Al-Ahram hebdo : Vous venez de recevoir un prestigieux prix égyptien consacré à la poésie, au moment où le roman domine la scène culturelle arabe, qu’en dites-vous ?

Ahmad Abdel-Moeti Hégazi: Le lancement d’un nouveau prix consacré à la poésie, parmi de nombreux autres consacrés au roman et à la nouvelle, est un pas en avant, visant à soutenir le genre poétique. Je tiens à souligner que la poésie est le premier art dans toutes les langues, bien avant le roman et la nouvelle. Dans la Grèce antique, il y avait la chanson, la saga et le théâtre poétique. Je pense que le prix Ahmad Chawqi est une opportunité pour promouvoir la poésie arabe. Et le fait que le prix soit lancé par l’Egypte est d’une importance extrême. Car l’Egypte est pionnière dans le monde de la poésie arabe. On peut citer les noms d’éminents poètes de la période classique, comme Hafiz Ibrahim, Ahmad Chawqi, Khalil Motrane (ce dernier était d’ailleurs libanais, mais il a vécu presque toute sa vie en Egypte). Après, il y a eu la phase du groupe Apollo, lequel a rassemblé des grands noms comme Al-Aqqad. L’Egypte a soutenu aussi les poètes arabes qui ont immigré vers d’autres pays étrangers en publiant leurs recueils de poèmes, comme le Tunisien Aboul-Qassem Al-Chabi ou le Libanais Eliya Abou-Madi.

Dans les années 1930 et 1940 sont apparus les poètes réformateurs de la versification arabe, qui ont constitué une nouvelle tendance poétique dans le monde intellectuel. Citons, entre autres, les Egyptiens Salah Abdel-Sabour, Amal Donqol et l’Iraqien Badr Chakir Al-Sayyab.

Je dois souligner également qu’il s’agit d’un premier prix consacré à la poésie lancé par une entité de nature non gouvernementale, à savoir l’Union des écrivains égyptiens. Il pourrait encourager tous les acteurs du champ de l’édition à publier davantage de poésie et à avoir des revues littéraires réservées à la critique poétique.

— Comment évaluez-vous la scène poétique d’aujourd’hui ?

— Pour que la poésie s’épanouisse comme au début du XIXe siècle, il est important d’avoir des poètes talentueux et compétents, des critiques littéraires capables d’étudier les poèmes et transmettre les meilleurs aux lecteurs, des éditeurs cultivés qui s’intéressent à tous les genres littéraires, des journaliste qui célèbrent la sortie de nouveaux recueils de poèmes et des intellectuels qui organisent des soirées où les poètes peuvent réciter leurs vers devant le public intéressé.

Je me rappelle que durant les années 1950, il y avait à peu près 20 revues littéraires qui publiaient des poésies et des critiques poétiques. Car la critique de la poésie est d’une importance extrême, surtout que nous avons des poètes prometteurs comme Ihab Al-Bichbichi, Mohamed Soliman, Samah Abdallah ou encore Mahmoud Nessim et Fouad Tahhane. Il est nécessaire d’organiser des ateliers regroupant les poètes et les critiques, afin de débattre des diverses techniques artistiques. Je donne l’exemple de Bayt Al-Chear (la Maison de la poésie) que j’ai créée en 2010, gérée aujourd’hui par le poète Samah Abdallah. On a besoin de plusieurs entités pareilles.

— Vous faites partie des réformateurs de la poésie arabe. Quel était le point de vue des conservateurs qui vous ont tenu tête autrefois et comment la nouvelle tendance a pu s’imposer ?

— Tout d’abord, la poésie est une parole métrée et rimée exprimant un sens. Depuis les années 1950, la poésie arabe a vécu une série de mutations qui l’ont conduite de la métrique traditionnelle au vers dit libre et au poème en prose. Les réformateurs sont passés du vers classique à deux hémistiches et rime unique au vers contenant un nombre variable de pieds ou des pieds dissemblables, voire au calligramme et à l’éclatement spatial de la phrase sur la page. Ils sont arrivés à une autre métrique, susceptible d’entrer en harmonie avec la pensée poétique nouvelle, soit l’expression d’une société en perpétuelle mutation, sans pour autant s’émanciper complètement des principes de la métrique classique.

Les conservateurs, eux, pensaient que la poésie arabe possède une forme qui ne doit en aucun cas être soumise à des changements. Pour eux, le poète est libre dans son choix du sujet du poème, mais sans changer la forme. Chose qui était complètement rejetée par les réformateurs. La langue classique elle-même a changé et elle n’est plus la même qu’à l’époque des Omeyyades ou des Abbassides. On doit laisser aux lecteurs passionnés de poésie le choix de ce qu’ils préfèrent. Il est important à cet égard de mentionner que les réformateurs ont pu s’imposer grâce à l’aide des critiques littéraires et poétiques comme Mohamad Mandour, Louis Awad, Anouar Al-Maadawi et Ragaa Al-Naqqache, lesquels nous ont aidés à publier nos poèmes dans les divers journaux et revues culturelles.

— Vous avez publié sept recueils de poèmes tout au long de votre parcours, en plus d’autres poèmes publiés séparément. Certains de vos poèmes ont été traduits vers des langues étrangères. Pensez-vous que la traduction peut communiquer l’esprit du poète ?

— Il y a toujours une trahison dans la traduction, notamment dans la poésie, basée sur la spécificité d’un mot ou d’une expression. Certainement, il y aura des changements en traduisant d’une langue à l’autre, mais l’essentiel est de préserver l’esprit du poète et la valeur de son travail, comme c’est le cas de la traduction des Quatrains du poète persan Omar Khayyam, effectuée par le poète égyptien Ahmad Rami.

— Vous avez exercé le journalisme vers la fin des années 1950. Quel était l’impact du travail de journaliste sur le poète ?

— J’ai commencé, en 1956, à travailler en tant que journaliste dans la revue Sabah Al-Kheir, qui dépendait de Rose Al Youssef. Le journalisme diffère de la poésie. Il exige de l’objectivité, de la précision, de la clarté et des informations. La poésie, quant à elle, demande de l’imagination, des sentiments et de la musique. Donc, le travail de journaliste entrave le parcours poétique ; il cause un grand retard. Cependant, le poète a besoin d’un autre travail pour gagner sa vie. Ibrahim Nagui était médecin, Mahmoud Taha était ingénieur et Hassan Ismaïl était présentateur à la Radio.

— Vous étiez le rédacteur en chef de la revue culturelle Ibdae (créativité) pendant 24 ans (entre 1990 à 2014). Quelle était la question principale qui vous a préoccupé durant cette longue période ?

— C’est vraiment une longue période durant laquelle j’ai essayé de présenter aux lecteurs les produits littéraires, la critique, mais aussi d’autres artistiques comme la musique, le théâtre, la sculpture, etc. En tant que rédacteur en chef, ma grande préoccupation était essentiellement centrée autour de la liberté d’expression. J’étais en proie à de nombreuses pressions, notamment de la part des représentants de l’islam politique, à tel point que parfois les ouvriers des imprimeries intervenaient pour dénoncer tel ou tel article et refusaient de les imprimer. Complètement insensé et inadmissible. Pour moi, la liberté d’expression doit rester intouchable .

Un recueil sur l’aura du passé

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Atlal Al-Waqt (ruines du temps) est le dernier recueil de poèmes publié par le poète égyptien Ahmad Abdel-Moeti Hégazi. Il est sorti en 2011, aux éditions de l’Organisme égyptien du livre, après 20 ans d’absence. Le poète y ressasse le passé, qui a perdu de son charme, et le compare aux ruines d’un vieux bâtiment. Le recueil est composé de 16 poèmes, dont quelques-uns étaient dédiés à des intellectuels de renom, tels Farag Fouda, Naguib Mahfouz, Abass Mahmoud Al-Aqqad, Amin Nakhla, Taha Hussein, Tawfiq Al-Hakim et Aboul-Qassem Al-Chabi. Hégazi y critique l’obscurité et l’ignorance qui

Le poète en quelques lignes
Né en 1935 à Al-Ménoufiya (dans le Delta égyptien), Ahmad Abdel-Moeti Hégazi a tout d’abord appris le Coran par coeur, à Tala, son village natal. Il a ensuite obtenu le diplôme d’enseignant en 1950. Puis, il est parti en France et a obtenu un baccalauréat des arts au département de sociologie à la Sorbonne, en 1979. En France toujours, il a enseigné la poésie arabe à l’Université Paris 8, ensuite à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Hégazi est l’un des pionniers du mouvement du renouveau dans la poésie arabe contemporaine. Il est de gauche et laïc. Il a publié sept recueils de poèmes, le premier étant Madina Bila Qalb (une ville sans coeur), en 1959, et le dernier Atlal Al-Waqt (ruines du temps) en 2011. Il a publié également des essais de critique poétique. Quelques-uns de ses poèmes ont été traduits vers les langues française, anglaise, espagnole, italienne, russe et chinoise.

A partir de 1990, il s’est joint aux éditorialistes du quotidien Al-Ahram, en arabe. Hégazi est lauréat du prestigieux prix de l’Etat Al-Nil en 2013, du prix Cavafis en 1989 et de l’ordre du Mérite en littérature en 1997 .

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