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S’attaquer à la pauvreté autrement

Salma Hussein, Lundi, 21 octobre 2019

Les trois économistes lauréats du prix Nobel 2019, Michael Kremer, Abhijit Banerjee et Esther Duflo, ont établi une méthode non conventionnelle pour lutter contre la pauvreté. L’Egypte a été l’un de leurs terrains d’expérimentation.

S’attaquer à la pauvreté autrement
L'annonce du prix Nobel d'économie, le 14 octobre.

Pour améliorer la qualité de l’enseignement primaire, les politiques proposées habituellement consistent soit à doubler le nombre de professeurs ou à augmenter leurs salaires. Ce sont des mesures inefficaces, selon le trio qui a remporté le 51e prix de la Banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel, ou Nobel d’économie 2019. « Contrairement à toutes les approches connues pour améliorer la qualité de l’enseignement primaire dans les pays en développement, nos recherches expérimentales ont trouvé qu’un programme d’alphabétisation serait le meilleur outil pour améliorer les résultats des élèves du cycle primaire », arguait Abhijit Banerjee, l’un des trois économistes, lors de sa visite au Caire, en 2017. « Un élève ne saura profiter ni de nouveaux manuels scolaires en histoire, ni de doublement des salaires des professeurs ou de leur nombre s’il ne sait pas lire », explique Banerjee.

C’était l’une des premières expériences que les trois économistes ont menées ensemble, au milieu des années 1990. Le premier, Michael Kremer, 55 ans, professeur à l’Université de Harvard, « a démontré à quel point cette approche peut être efficace en utilisant des expériences de terrain pour tester les interventions susceptibles d’améliorer les résultats scolaires dans l’ouest du Kenya », explique l’Académie royale des sciences en Suède. Michael Kremer, le couple Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont importé en sciences sociales une technique éprouvée en médecine et dans l’industrie pharmaceutique. Ils répartissent de manière aléatoire une population en deux groupes (ou plus). Ils proposent des changements à un groupe. Celui-ci reçoit une moustiquaire, un repas gratuit à l’école, un prêt bonifié, etc. L’autre groupe reste sans changement et sert de témoin. Puis, ils comparent les résultats des deux groupes. Et préconisent en conséquence les mesures les plus efficaces.

Dans un monde où plus du quart de la population vit en dessous du le seuil de la pauvreté, les travaux conduits par les lauréats « ont introduit une nouvelle approche pour obtenir des réponses fiables sur la meilleure façon de réduire la pauvreté dans le monde », a annoncé l’Académie. Ils se partageront le prix de 9 millions de couronnes (environ 830 000 euros).

En 2003, Esther et Abhijit, entre autres, ont établi le Laboratoire d’action contre la pauvreté J-PAL, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Cambridge, l’une des plus prestigieuses universités du monde.

C’est le milliardaire saoudien Mohamed Abdel-Latif El Jameel qui a financé la création du laboratoire, d’où la lettre J. Aujourd’hui, le J-PAL a un réseau qui s’étend sur plus de 80 pays et les recherches impliquent 8 secteurs : agriculture, micro-finance, gouvernance et économie politique, santé et éducation. L’équipe a fait plus de 850 évaluations dans les quatre coins du monde. Les micro-crédits aux paysans, la lutte contre la malaria (première cause de mortalité dans les pays pauvres), le revenu de base universel… la liste de leurs évaluations est longue.

Le J-PAL en Egypte

Depuis 2011, J-Pal s’est plié à la demande de plusieurs gouvernements arabes et acteurs régionaux en étendant son réseau pour travailler dans la région. Le bureau subordonné qui siège au Caire a terminé 21 évaluations aléatoires dans les pays du Moyen-Orient et en Afrique du nord.

En Egypte, avec un taux de pauvreté en hausse et un marché du travail qui absorbe peu les jeunes les mieux diplômés, beaucoup de leurs expérimentations ont porté sur les politiques de l’emploi. L’une de leurs évaluations porte sur un programme d’emploi qui vise les jeunes, financé par l’Union européenne.

Les chômeurs ont été divisés en deux groupes, un a reçu un stage de formation et l’autre a reçu un stage en plus de conseils individuels relatifs à la carrière des participants. Un troisième groupe n’a rien reçu. Les résultats ont montré que la formation a offert des opportunités de travail, le conseil n’a eu que peu d’effet. L’équipe de recherche note cependant que les résultats ne sont valables qu’à court terme, et qu’il faudra étendre l’expérience sur les moyen et long termes pour avoir des résultats crédibles. Mais faute de financement, cela n’a pas encore été fait. En gros, J-Pal est en train d’évaluer trois autres programmes d’emploi. « Sur le plan mondial, 119 évaluations ont été achevées dans le même domaine », explique Robert Rogers, Senior Policy Associate, J-PAL Global sur le blog de l’Egypte. Selon lui, c’est cette amplitude et richesse d’expériences qui permet de parvenir à des conclusions.

Des critiques malgré tout

En 2002, le jury Nobel avait récompensé les expériences de laboratoire pratiquées par Vernon Smith. Cette fois-ci, il récompense pour la première fois les expériences de terrain. En préconisant des mesures efficaces, ces essais aident à « mener le combat contre la pauvreté sur des preuves scientifiques », selon les mots d’Esther Duflo, deuxième lauréate du prix de l’économie et la plus petite économiste à le recevoir. Ces expérimentations aléatoires ont bien réussi dans les pays émergents. Elles sont désormais largement adoptées par les organisations internationales comme la Banque mondiale. Mais cela n’empêche pas le débat. Angus Deaton, Nobel 2015, a mis en garde contre les excès de ceux qu’il appelle les « randomistas ». « Il serait périlleux de généraliser des résultats valables seulement pour l’échantillon sélectionné ».

Même son de cloche chez Thomas Piketty, l’auteur du plus grand best-seller en économie. Lui-même professeur d’Esther Duflo. C’est lui qui l’a aiguillée afin de poursuivre son approche expérimentale au MIT. C’est au sein de l’Ecole d’économie de Paris (dont Piketty est l’un des fondateurs) que Duflo a installé l’antenne européenne du « Poverty Action Lab ». Dans son livre Le Capital au XXIe siècle, il admet que ces méthodes peuvent être très utiles si elles sont utilisées avec modération et discernement. « Mais ces approches nouvelles ne sont parfois pas indemnes elles aussi d’une certaine illusion scientiste », ajoute-t-il. Pour lui, ces méthodes conduisent souvent à négliger les leçons de l’Histoire et à oublier que « l’expérience historique demeure notre principale source de connaissance ». Bref, cette approche néglige l’essence de l’économie politique.

Banerjee et Duflo rejettent l’idée sur laquelle est construite la lutte contre la pauvreté, à savoir de grands changements sont nécessaires pour créer un meilleur monde. Eux, ils croient aux petits changements pragmatiques, mais radicaux. Ironiquement, seule l’Histoire jugera de l’efficacité du mouvement qu’ils ont créé, et ce ne sera pas une évaluation aléatoire .

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