Pendant deux semaines, les longues files d’attentes à l’entrée du Salon du livre du Caire ont révélé deux constats: le succès d’un Salon populaire du livre et une forte présence sécuritaire.
De nombreux éditeurs se plaignent des contrôles ultra-minutieux auxquels ils sont soumis, même s’ils disposent d’une carte d’éditeur. « Pourquoi se limiter aux deux portes principales et ne pas profiter des multiples accès et des larges espaces pour se garer dans l’enceinte même des terrains des expositions ? », s’indigne le jeune Chérif Bakr, membre du Conseil de l’Union des éditeurs égyptiens et habitué des Salons du livre de par le monde.
Mais une fois la longue file d’attente traversée, c’est toute une vie qui s’offre aux lecteurs: tentes consacrées à la vente de livres (850 éditeurs égyptiens et arabes), bouquinistes de Ezbekiya, cérémonies de dédicaces, ateliers artistiques pour enfants, ou encore discussions et tables rondes avec les écrivains ; le Salon du livre semble enfin revenir, ou presque.
Car les grands discours politiques qui animaient autrefois chaque édition du Salon n’existent plus. Même les nouveaux essais politiques sont rares. Finie le temps où le salon était un lieu de dialogue et de confrontation entre les responsables du gouvernement et l’opposition. Fini la période où le Salon était l’espace, unique en son genre, où activistes et intellectuels pouvaient exprimer leurs protestations face à la normalisation avec Israël, la guerre de l’Iraq ou les atteintes à la liberté d’expression. Le message doit être lu en filigrane: éviter toute discussion qui pourrait déclencher la colère du public ou celle des autorités, et se concentrer sur l’événement culturel et artistique.
Pourtant, les participants ont largement cherché à réintroduire le politique, aussi timidement soit-il, dans leurs messages intellectuels. A la soirée poétique organisée tous les jours, Zeinel-Abedine Fouad n’a pas oublié, au milieu du torrent d’applaudissements du public, de dédier ses vers à la martyre Chaïmaa Al-Sabbagh. La maison d’édition Merit, dirigée par le marxiste Mohamad Hachem, qui a joué un grand rôle dans le soutien des jeunes révolutionnaires place Tahrir, organisait tous les jours, dans le fond de la tente, des soirées qui attiraient des foules. La troupe rebelle Al-Awela Baladi, dont le joueur principal de oud, Ahmad Nabil, a été arrêté le 25 janvier dernier, a repris les chansons du cheikh Imam …
Pendant ce temps, deux voitures blindées circulaient dans les terrains du Salon, les canons brandis vers la foule. En cause: des rumeurs sur la présence de bombes.
Renouveau religieux ?
Dans l’Egypte post-islamique, l’axe principal des discussions et tables rondes s’affichait politiquement correct. « Le renouvellement du discours religieux », celui-là même auquel a appelé Al-Sissi lors de sa rencontre avec les cheikhs d’Al-Azhar.
Paradoxalement, en dépit du thème principal et du choix de l’imam Mohamad Abdou comme personnalité d’honneur du Salon, la prépondérance de l’Arabie saoudite, terre des Wahhabites et de la pensée fondamentaliste, est restée incomprise. Dans le pavillon sophistiqué de la pétromonarchie, hautement contrôlé par les forces de sécurité, les éditeurs se disputaient les livres sur le patrimoine saoudien et les belles reliures du Coran. On pouvait aussi lire une note laissée sur une chaise vide: « Nous sommes allés prier, merci de nous rejoindre ». Un message significatif en provenance d’un univers clos, replié sur lui-même et qui surveille la foi dans les coeurs de ses compatriotes.
Montrer l’ouverture, pas la censure

Les files d'attente devant le pavillon de l'invité d'honneur.
(Photo: Ahmad Aref)
Pourtant, l’Arabie saoudite a tenté de se montrer sous son plus beau jour. La maison d’édition International Islamic Publishing House s’est par exemple consacrée à diffuser, au-delà des frontières du Royaume, le patrimoine saoudien en 70 langues, et a cherché à donner une image autre, plus « évoluée » de l’islam wahhabite, avec des titres comme Où est Dieu ? ou Le divertissement de manière Halal.
Un brin de particularité, toutefois, dans les publications d’Al-Mégalla Al-Elmiya (la revue scientifique) qui produit, à côté de sa revue mensuelle, des titres de fiction, des études sur les femmes saoudiennes écrivains, et même une petite sélection de traductions arabes en provenance de la littérature mondiale.
Comme le résume le représentant de la maison d’édition de l’Université Nawara de Riyad, réservée aux filles: « Nous sommes une société conservatrice qui ne permet pas la mixité entre les hommes et les femmes. Mais l’enseignement de la femme a témoigné de beaucoup de progrès avec l’inauguration de facultés scientifiques de médecine ou de pharmacie ».
Quant aux livres qui propagent l’extrémisme religieux, comme ceux du cheikh Qaradawi, soutenu par l’Arabie saoudite et édité chez le Saoudien Al-Gouzy, ils ont tout simplement été retirés du pavillon du Royaume.
Idem pour l’oeuvre du fondateur de l’idéologie des Frères musulmans, Sayed Qotb, qui a été retiré du pavillon de l’éditeur égyptien Al-Shorouk.
Pourtant, après des rumeurs de censures, la GEBO (organisation générale du livre), et surtout le ministère de la Culture, ont affirmé leurs refus de toute confiscation de la pensée. « Nous allons confronter la bombe par le livre », a lancé le ministre Gaber Asfour.
Même discours chez le président du GEBO, Ahmad Mégahed: « Si certains livres pourraient créer des dizaines de terroristes, les confisquer en créerait encore plus ». Mais une chose semble claire: à peine débarrassés de la présence des Frères musulmans, rien ne doit venir nous rappeler cette présence.
Dans la même veine, 32 livres qui portent sur la pensée chiite ont été jugés par Al-Azhar hostiles à la religion et portant des informations erronées.
L’événement Zap Sarwat
Loin de ces considérations, des milliers de jeunes étaient présents à la cérémonie de dédicace du jeune rappeur Zap Sarwat. Le musicien était le phénomène du Salon de cette année: à la fois le centre des débats intellectuels lors des rencontres et le centre de l’attention sur la toile. La foule débordait du pavillon 3, où se trouvait le rappeur, jusqu’au passage des bouquinistes de Ezbekiya. Dawen, une maison d’édition au tempérament jeune, qui avance avec succès depuis 7 ans en publiant les confessions de jeunes bloggueurs, les romans et les nouvelles de la jeune génération, assure que le nouveau livre de Zap Sarwat, intitulé Habibti (ma chérie), a été vendu à 15000 exemplaires.
Ce rappeur, idole des jeunes avec ses tubes « révolutionnaires » à l’eau de rose, a divisé les intellectuels. L’une de ses chansons s’intitule « Nous sommes une génération et vous en êtes une autre », tandis qu’une seconde aborde le phénomène du harcèlement sexuel contre les femmes.
Certains voient que son écriture reste très faible et ne s’élève pas au rang de « littérature », ou qu’être un best-seller n’a jamais été, depuis la nuit des temps, un critère de valeur. Les tenants de ce point de vue assurent qu’il est question de stars, d’idoles des jeunes auxquelles ces derniers font confiance et suivent quoi qu’il arrive.
D’autres, plus tolérants avec le goût des jeunes, soulignent que les formes simples, sans complications de Zap ou les recueils de poèmes très réussis de Mohamad Ibrahim ou des Sohbaguiya (les compagnons), un groupe de jeunes poètes, en arabe dialectal, relèvent d’un esprit révolté que les jeunes recherchent après que l’accès à la protestation leur a été bloqué.
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