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Charmante plongée dans la misère humaine

Alban de Ménonville, Mardi, 13 mai 2014

Roman noir et cru, La Traversée du K.-O. est une immersion dans les bas-fonds du Caire où règnent viols, drogues et misère. Mais les personnages attachants laissent, entre deux poubelles, percer une certaine beauté.

Traversée du K.-O

« Haram ? Et crever de faim, c’est pas haram, peut-être?!! beugle Hilal en jetant la recette de ses deals sur les genoux de sa mère ». La première phrase donne le ton de l’excellent roman de Mohamad Al-Fakharany, La Traversée du K.-O. Son livre est une plongée obscène et grandiose dans la misère du Caire. Vulgaires et crues, débordant de crasse et de puanteur, les histoires qui s’enchaînent dans cet ouvrage aux allures de coup de gueule, magnifiquement monté et écrit, relèvent de la haute acrobatie tant l’amour se mélange à l’horreur.

Brillamment, au fil des histoires toujours plus noires et plus sales, finit par se dégager un certain romantisme. On finit par s’attacher à Hussein et à ses délires de hashash, à Faraoula, vendeuse de rue mi-mendiante mi-voleuse, à Hassouna qui pilonne sa femme tous les soirs, un peu moins au harceleur des bus qui éjacule sur les femmes à côté de lui. Mais le chaos est tel la frustration si palpable, la pauvreté si miséreuse … tout ça sans plainte ni mièvrerie, que les personnages ressemblent plus à des survivants meurtris qu’à de véritables acteurs de leur condition. Même le grand Ramsès semble perdu depuis qu’on l’a déplacé dans le vide et froid nouveau musée du Caire. Il y tenait à son horrible place Ramsès, « cette étendue absurde en forme de cercle traversée par deux barrières — que l’humanité entière maudisse leurs constructeurs ! — dont on ne sait ni où elles commencent, ni où elles se terminent ».

Traversée du K.-O

La beauté de la misère et de la crasse, plusieurs auteurs s’y sont déjà essayés avec plus ou moins de succès. Cossery en avait fait un art, partant des mêmes personnages, paresseux et défoncés, pour en faire des héros tendres et simples, amis de la sagesse et de la délectation, scrutant l’horrible mégalopole avec un cynisme délectable. « Ce qui réjouissait le plus Ossama, c’était de contempler le chaos. Accoudé à la rampe du chemin aérien qui encerclait de ses piliers métalliques la place Tahrir, il ruminait des idées hardiment contraires aux discours propagés par des penseurs accrédités, lesquels certifiaient que la pérennité d’un pays était subordonnée à l’ordre », écrivait Cossery. Même constat, même regard décalé dans un monde de marginaux rejetant l’ordre et l’obéissance, notions d’ailleurs inexistantes chez les deux écrivains.

Comme Cossery, Fakharany survole Le Caire tout en s’y collant au plus près. Un bidonville, une maison, un vieil homme et sa femme… Puis soudain, on se retrouve en plein tournage d’un film porno avec Faraoula, la bien nommée, « qui se fait tringler ». « Faraoula n’aura jamais côtoyé les nuages ni porté une seule perle. Elle n’aura pas non plus mis les pieds au Pacha qu’elle voit à cet instant quitter le quai où il était ancré et se hisser sur un nuage ». Variant les styles, faisant habilement passer la narration de la deuxième à la troisième personne, l’auteur de La Traversée du K.-O. signe un roman haletant où les héros n’ont d’autre choix que l’illégalité pour survivre.

Curieusement, l’éditeur présente le roman comme un ouvrage « prémonitoire » de la révolution du 25 janvier. Le roman est pourtant bien loin des aspirations d’une jeunesse éduquée qui surgissent avec force il y a trois ans. Le Seuil publie au même moment trois autres romans : Sémaphores de Gamal Ghitani, Woqouf motakarrer (mauvaises passes) du jeune auteur égyptien Mohamad Salah Al-Azab, et Papa Sartre de l’Iraqien Ali Bader. Doit-on y voir un regain d’intérêt pour la littérature du Moyen-Orient ? Le Monde des livres s’en réjouit dans son élogieuse critique de La Traversée du K.-O., espérant voir un jour apparaître un « printemps » de la littérature. Vague espérance.

La Traversée du K.-O. de Mohamad Al-Fakharany, traduit de l’arabe par Marianne Babut, éd. Le Seuil, 2014

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