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PERSPECTIVES 2023 : Mohamed Rashad : Les gouvernements arabes ont du mal à reconnaître que l’édition est une industrie comme les autres

Dina Kabil , Mercredi, 21 décembre 2022

Au seuil de 2023 et de la Foire internationale du livre du Caire, prévue le 24 janvier prochain, le président de l’Union des éditeurs arabes, Mohamed Rashad, évoque les problèmes qu’affronte l’industrie du livre, actuellement en crise.

Mohamed Rashad

Al-Ahram Hebdo : En janvier 2022, vous avez été réélu à la tête de l’Union des éditeurs arabes pour la troisième fois consécutive. Comment expliquez-vous votre retour constant à la présidence de cette instance arabe ?

Mohamed Rashad : L’Union des éditeurs arabes a été créée le 4 avril 1962 par décret du comité culturel de la Ligue arabe. Celui-ci stipule que la présidence de l’Union revient toujours à l’Egypte, avec une condition principale qu’il y ait deux unions locales: égyptienne et libanaise. Mais pour une raison ou une autre, ceci est resté lettre morte. J’ai été actif au sein d’une délégation d’éditeurs arabes, pour faire front contre la falsification des livres qui a pris de l’ampleur ces dernières années. Nous avons oeuvré en vue de mettre fin à ce phénomène, et c’est dans cet esprit que nous avons redonné vie à l’idée de l’Union des éditeurs arabes. J’étais l’un de ses cinq principaux fondateurs et nous avons annoncé sa création à Beyrouth en 1995. D’abord, j’ai été élu vice-premier secrétaire général quatre fois d’affilée. Et puis, en 2004, alors que le monde arabe était l’invité d’honneur de la Foire du livre de Francfort, il y a eu consensus parmi les différents acteurs de l’industrie afin de céder la place aux nouvelles générations à la tête de l’Union des éditeurs arabes. Ensuite, en 2016, il y a eu plusieurs demandes, je dirais même presque une pression de la part des collègues dans le monde arabe, pour que je reprenne la présidence. Leur logique était de faire face à l’influence des Frères musulmans au sein de l’Union. J’ai, par conséquent, répondu à cet appel du devoir et participé aux élections de 2016 que j’ai remportées à l’unanimité des voix.

— Quelles sont vos contributions à l’Union ?

— L’Union possède principalement deux sièges, la direction au Caire et le secrétariat à Beyrouth. J’ai fait en sorte que ce soit un statut permanent. En 2016, j’ai créé de nouveaux comités comme celui de la protection de la propriété intellectuelle et j’ai mis en place un système interne, pour contrecarrer la falsification des livres. Nous sommes arrivés à imposer des pénalités à tous les « pirates » de livres, en les incluant sur une liste noire et en leur interdisant de participer aux divers salons et foires de livres dans le monde arabe.

Aujourd’hui, j’en suis à mon troisième mandat, les membres de l’Union m’ont réélu parce qu’ils se sont rendu compte de l’impact de l’Union sur la scène culturelle arabe. L’Union regroupait 700 membres à mon premier mandat, aujourd’hui, elle réunit 1200 éditeurs. J’ai aussi créé un centre d’études statistiques qui a publié des informations sur l’industrie dans le monde arabe, les tendances de la lecture, la crise de l’édition pendant la pandémie... Toutes ces données sont disponibles sur notre site officiel (Arab Publishing Union).

— La Foire internationale du livre du Caire aura lieu le 24 janvier prochain, alors que l’édition est en crise sur le plan mondial. Comment se présente votre soutien aux éditeurs égyptiens et arabes ?

— A l’ombre du post-coronavirus et de la guerre en Ukraine, l’Egypte tente de soutenir les éditeurs arabes. Pour ce faire, la ministre égyptienne de la Culture, Nevine Al-Kilani, a annoncé que les éditeurs, membres de l’Union arabe, bénéficieront de tarifs réduits pour tenir leurs stands durant la foire. Le haut comité de la foire s’est également engagé à présenter des facilitations pour les éditeurs de pays en crise comme le Liban.

— Pouvez-vous faire un état des lieux de l’industrie du livre dans le monde arabe après 3 ans de crise sanitaire ?

— Malheureusement, les éditeurs arabes ont fait face à de multiples entraves, et le coronavirus a aggravé la situation. D’après nos statistiques, 34% des acteurs de l’édition ont fermé leurs entreprises et renoncé au métier. Les ventes ont baissé de 75%, comparées à l’année 2019. De même, les titres publiés par certaines maisons d’édition ont baissé de 50 à 75% durant l’année 2020-2021. Les événements autour du livre ont connu plusieurs annulations, de quoi affecter environ 50% des revenus des éditeurs. D’aucuns ont prôné la diffusion de l’e-book et de la lecture en ligne, cependant, les statistiques prouvent que l’e-book, pendant la pandémie, n’a augmenté que de 10%, tandis que la vente en ligne du livre en papier a augmenté seulement de 15%. Ces deux pourcentages ne couvrent pas les coûts et les charges accumulés sur les éditeurs.

— Comment peut-on surmonter cette mauvaise passe? Comment atténuer les effets de la crise ?

— En pleine crise, je me suis adressé aux présidents et rois des pays arabes, leur demandant de soutenir l’édition, au même titre que les autres industries. Les gouvernements arabes ont du mal à reconnaître l’édition comme une industrie. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles on assiste actuellement à une véritable régression. La crise économique nous a profondément touchés, car nous avons eu à affronter les séquelles de la guerre en Ukraine et les prix du papier et des biens d’équipement papiers, qui ont quasiment doublé. Car tout est importé. Cela étant, certains éditeurs ont suspendu leur activité. La seule solution est que les gouvernements soutiennent concrètement l’industrie, en même temps que l’Union des éditeurs.

Nous avons offert des facilitations en 2020-2021, via les ministères de la Culture et les directions des diverses foires, afin d’exonérer les éditeurs du paiement des loyers, comme ce fut le cas lors des foires internationales du livre d’Abu-Dhabi, de Sharjah, de Doha, de Riyad, d’Alger, du Caire, de Tunis, etc.

— Vous êtes aussi éditeur, étant le fondateur de la prestigieuse Al-Masriya Al-Lobnaniya (la maison d’édition égypto-libanaise). Donc vous-même, vous souffrez avec les autres …

— Que puis-je dire? Je n’aime pas répandre la frustration parmi les éditeurs! L’avenir du livre est dans le brouillard. Nous souffrons tous: les éditeurs, les distributeurs, les libraires, en Egypte comme ailleurs. Les ventes ne sont pas satisfaisantes. Certains se sont retrouvés dans l’obligation de recourir à l’impression numérique, même de façon limitée.

La guerre et la hausse des prix ont touché tous les produits de l’imprimerie. Le papier représente 65% du coût du livre. Je vous donne un exemple: le prix de la tonne de papier a atteint 1400 dollars à Dubaï et au Liban, tandis qu’en Egypte, il a atteint 2000 dollars. La dévaluation de la livre égyptienne face au dollar a eu son influence sur les prix. Le papier spécial consacré aux romans coûtait 20000 L.E./tonne avant la guerre, aujourd’hui, il est de 56000 L.E.

Les titres en vente durant l’édition 2023 de la Foire internationale du livre du Caire seront assez limités. En Egypte, en 2019, le nombre de livres déposés à l’ISBN était de 23000 titres, y compris les livres scolaires; en 2020 et 2021, il n’y a eu que 8000 titres.


Cette année, le nombre de titres prévu pour la Foire du livre sera nettement en baisse. (Photo : AI-Ahram)

— Existe-t-il des solutions applicables au niveau du monde arabe ?

— A l’étranger, les éditeurs sont soutenus par leurs gouvernements, selon les rapports de l’Union internationale des éditeurs (IPU). L’activité a augmenté de 10 à 15%. Cela s’est fait de manière subtile en les aidant à promouvoir l’achat des livres au sein des universités, des bibliothèques, des écoles et des centres culturels. Dans les pays européens, ce sont les éditeurs qui s’occupent de la publication du livre scolaire, tandis que dans le monde arabe, ce sont les ministres de l’Education qui s’en occupent. Mon rôle est de ne jamais renoncer à l’espoir et de travailler davantage afin de surmonter la crise.

 

Bio express

Né en Egypte en 1950, Mohamed Rashad a commencé à travailler dans le champ de l’édition au Liban au début des années 1970. Une quinzaine d’années plus tard, il a fondé sa propre maison d’édition, Al-Dar Al-Masriya Al-Lobnaniya, qui a publié plus de 2500 titres. En 1988, il est devenu PDG de la maison Al-Dar Al-Arabiya Lil Kétab. En 1999, il a remporté le Prix du meilleur éditeur de livres scientifiques et universitaires. Et en 2000, il a reçu le prix de l’Etat, récompensant le meilleur éditeur. Il a été élu président de l’Union des éditeurs arabes trois fois consécutives à partir de 2016.

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