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Réussir et aller jusqu’au bout

Rasha Hanafy , Mercredi, 19 octobre 2022

En séparant le sacré de l’historique, le chercheur Magdi Guirguis aborde la biographie d’un dignitaire copte égyptien du XVIIIe siècle, dans son ouvrage Al-Moallem Ibrahim Gohari. Un débat autour du livre est prévu à l’IFAO, le 26 octobre à 17h, en présence de l’auteur et des historiens Nelly Hanna et Mohamad Afifi.

Réussir et aller jusqu’au bout

Les appartenances religieuses ne contrôlaient pas la société avant le XIXe siècle en Egypte. La preuve en est l’histoire exceptionnelle d’Ibrahim Gohari, ce notable copte qui a pu grimper l’échelle sociale en Egypte au XVIIIe siècle, alors qu’elle était une province ottomane.

L’ouvrage Al-Moallem Ibrahim Gohari … Sira Misriya Min Al-Qarn Al-Samen Achar (maître Ibrahim Gohari, une biographie égyptienne du dix-huitième siècle) est rédigé par Magdi Guirguis, historien, traducteur, essayiste, professeur de documentation à l’Université de Kafr Al-Cheikh et conseiller scientifique à l’Institut Français d’Archéologie Orientale (IFAO) du Caire. En 309 pages, il a réécrit la biographie du chef d’administrateurs financiers en Egypte Ibrahim Gohari.

Pour élaborer son ouvrage, Guirguis s’est appuyé sur un grand nombre de documents, en particulier ceux des tribunaux religieux de l’époque. Il a passé en revue également plusieurs autres références mentionnant Gohari, à commencer par celles de deux chroniqueurs contemporains, Anba Yousab Al-Abah et le célèbre historien Abdel-Rahman Al-Jabarti.

Même si l’Eglise orthodoxe en Egypte considère Gohari comme un saint, l’auteur s’est permis de critiquer les ouvrages rédigés par le clergé sur cet homme. En réécrivant la biographie de ce notable copte, Guirguis a cherché à séparer ce qui est historique de ce qui est sacré, pour que l’on puisse relire objectivement l’histoire politique et sociale de l’Egypte à cette époque. Selon lui, « l’histoire n’est pas un lieu de prédication », comme il l’a mentionné dans son ouvrage.

Le livre de Guirguis montre deux aspects importants de l’histoire de l’Egypte ottomane, à l’époque où elle était gouvernée par Ali bey Al-Kabir (1766-1772), à savoir le changement dans la représentation des coptes du « religieux » (l’église) au « civil » (les notables), et le changement dans les modèles d’accumulation de richesse, ainsi que la naissance de tendances économiques quasi-capitalistes. Ceci explique pour beaucoup la vaste richesse de Gohari.

Une ascension sociale particulière

Al-Moallem Ibrahim Gohari est l’histoire d’ascension sociale assez particulière, alors que l’Egypte était l’un des Etats ottomans. Gohari (1733-1795) était le fils d’un couturier non-musulman, qui a réussi à grimper l’échelle sociale par ses connaissances de l’écriture et des mathématiques. Il a occupé, de 1771 jusqu’à sa mort, la position la plus élevée qu’un non-musulman pouvait atteindre à l’époque, celle du chef d’administrateurs fiscaux. Ceux-ci sont les gens qui gèrent les affaires financières de l’Egypte, et leur chef était donc le principal responsable des trésoreries du pays, tenant les rênes des affaires.

Par cette position, Gohari a pu acquérir une énorme fortune, dont une grande partie a été consacrée à la restauration et à la construction d’églises et de monastères. Durant la deuxième année de son arrivée à ce poste, il a pris en charge la gestion des affaires de la communauté copte et sa représentation devant l’Etat. Et à travers ces deux postes, ce notable copte est entré dans le jeu politique. Il s’est rapproché des cercles dirigeants et a joué des rôles politiques et financiers importants.

Gohari n’a pas suivi le même chemin que son père. Il a travaillé en tant que scribe professionnel, ce qui lui a donné la chance de servir auprès de Ali bey Al-Kabir, vrai maître de l’Egypte. Un point tournant dans l’histoire de sa famille, car il a dû passer de la classe des artisans à une autre supérieure, jusqu’à atteindre le sommet des classes sociales autour de 1772.

L’accès à ce rang sans aucun piston, et sans s’appuyer sur une longue histoire familiale, est dû, selon le livre, aux possibilités d’ascension sociale au XVIIIe siècle parmi toutes les classes, tous les groupes et toutes les catégories sociales, qui étaient sur un pied d’égalité. A l’époque, il n’y avait de discrimination ni selon les classes sociales, ni selon la religion. « En effet, les débuts du XVIIIe siècle ont vu la disponibilité de nombreuses opportunités de mobilité sociale, pour les artisans et autres individus, ne faisant pas partie de l’élite, qui ont bénéficié d’opportunités d’investissement, de formation de capital et d’élargissement de leurs cercles de relations », explique Magdi Guirguis dans son ouvrage. Et d’ajouter: « Sous les Ottomans, il n’y avait pas de cas de conversion à l’islam parmi les notables coptes, comme aux époques précédentes durant lesquelles certains notables coptes se trouvaient contraints de se convertir à l’islam pour obtenir des postes élevés et acquérir statut social et prestige. C’est ce qui a facilité le parcours de Gohari ».

L’expansion de l’activité d’investissement de Gohari (dans l’hypothécaire et le commerce des céréales) était parallèle à sa position politique et soutenue par ses relations étendues avec les symboles du pouvoir, en particulier les deux princes mamelouks Ibrahim bey et Mourad bey (1775-1798), qui partageaient le règne de l’Egypte après Mohamad bey Aboul-Dahab (1773-1775).

La prise en charge de Gohari comme représentant de la communauté copte devant l’Etat a eu un impact important sur la situation des coptes en Egypte. Ce fut en quelque sorte l’apogée de l’harmonie et de la cohérence entre le clergé de l’Eglise et les notables chrétiens. Et ce, après de longues périodes de conflits et de disputes entre eux sur la représentation religieuse et non religieuse de la communauté copte, jusqu’à ce que le clergé de l’Eglise se soit soumis aux notables. Et à partir du milieu du XVIIe siècle, les notables, et non pas le clergé de l’Eglise, ont représenté la communauté copte devant l’Etat. Bref, c’est un récit qui révèle l’âme d’une époque.

Al-Moallem Ibrahim Gohari … Sira Misriya Min Al-Qarn Al-Samen Achar (maître Ibrahim Gohari, une biographie égyptienne du dix-huitième siècle), de Magdi Guirguis, aux éditions Al-Maraya, 2022, 309 pages.

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