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Retour à l’Histoire, revers à la fiction

Lamiaa Alsadaty , Mercredi, 06 avril 2022

Le premier roman de l’historien Mohamed Afifi, Yaacoub, s’inscrit dans le courant postmoderne. L’auteur y a recours à la polyphonie, entretient un nouveau rapport avec l’Histoire et emmène le lecteur dans son jeu.

Retour à l’Histoire, revers à la fiction

Le roman historique fait l’objet de fortes controverses. La définition même du roman historique est ambiguë et le genre est difficile à cerner, car deux disciplines n’ayant pas la même intention s’y trouvent juxtaposées. Alors que l’Histoire prétend tenir un discours vrai sur le passé, le roman crée un univers fictif. Toutefois, l’historien et le romancier ne pratiquent-ils pas deux types d’activités qui se recoupent souvent, étant donné que leur matière commune est l’humain ? Mohamed Afifi, professeur émérite d’Histoire moderne et contemporaine, ex-chef du département d’Histoire à l’Université du Caire et ancien secrétaire général du Conseil suprême de la culture, prouve bien qu’Histoire et littérature sont définitivement liées. Et ce, même si ce lien peut parfois paraître problématique, sinon périlleux. Ainsi, Yaacoub, une figure dialectique de l’époque de l’expédition française, est le personnage central de son roman.

Certains historiens coptes, tels Louis Awad et Chafiq Ghobrial, le conçoivent en tant qu’un rebelle contre l’oppression ottomane et un héros égyptien qui a essayé de rendre l’Egypte indépendante avec de l’aide des Français ou des Anglais. D’autres, au contraire, le voient comme un traitre coopérant avec l’occupant.

Composé de 122 pages, le roman s’ouvre sur un doctorant, intéressé par l’histoire des coptes, qui par pure coïncidence tombe sur un manuscrit relatant un incident lié à Yaacoub.

Etant un personnage de qui on connaît peu de choses, l’imagination permet de combler les vides documentaires sur Yaacoub, et de restituer aux événements relatés une logique apparemment absente de leur déroulement. En quête de la personnalité de ce Yaacoub et les incidents dans lesquels il se trouve impliqué, le doctorant nous emmène dans un voyage passionnant à Aix-en-Provence, à la Bibliothèque nationale de Paris, le Patriarcat copte orthodoxe à Abbassiya, au quartier cairote de Choubra ou à la Haute-Egypte … A chaque fois qu’un visage est révélé, s’en impose un autre.

Le jeu de la polyphonie

L’auteur, pour se lancer dans la narration, opère tantôt un retour à l’Histoire, tantôt un attachement au présent. Ce va-et-vient entre ces deux temps instaure une place importante à la polyphonie. Mis à part, les voix des personnages qui s’infiltrent dans le récit au cours du voyage spatio-temporel du doctorant, la voix de ce dernier en donne à entendre plusieurs autres.

On entend le doctorant émettre des explications de certains incidents qui font écho aux jugements du narrateur omniscient ou parfois même des critiques des recherches académiques qui rappellent celles de l’auteur. En outre, on y observe sans mal la fragmentation de l’instance énonciative en plusieurs voix narratives, servant de relais énonciatif au narrateur principal, en se plaçant à l’origine d’un récit enchâssé.

De fait, en cherchant à faire assumer à ses personnages la tâche de raconter leur propre histoire ou des faits dont ils ont été témoins, souvent en style direct, l’auteur, là encore, s’emploie à faire oublier son implication dans le processus énonciatif. Il tend à maintenir l’illusion d’une identité entre scripteur, narrateur et personnage, en particularisant le style des locuteurs (le registre lexical, les formules affectives et modélisatrices), pour renforcer l’illusion d’une singularité et d’une différence.

L’objectif de la polyphonie semble donc asséner avec plus de force une idéologie subversive, sans qu’elle lui soit directement attribuée dans la mesure où il parle par la voix d’un autre. A titre d’exemple, à la page 63, le narrateur souligne : « Il (le doctorant) découvrira alors, malheureusement, que la science seule ne suffit pas pour qu’un professeur vive, et que ce sont les plus faibles scientifiquement qui survivent et non pas les plus forts (…) ».

Un esprit postmoderne

Ces modalités particulières s’inscrivent dans la lignée de la pensée postmoderne. Se fondant sur une réalité discontinue, fragmentée, celle-là implique souvent une écriture de l’interruption rejetant toute continuité narrative ainsi qu’un rapport particulier au temps qui récuse toute différence entre les catégories temporelles et qui remet en question l’idée d’une Histoire avançant dans une direction déterminée, vers un progrès toujours en devenir.

La participation du lecteur est activement sollicitée par cette vision kaléidoscopique de la réalité, dont il doit reconstituer la cohérence par des recoupements multiples ou relativiser les perspectives parfois contradictoires. D’ailleurs, l’illusion référentielle contribue à piéger le lecteur, en lui donnant l’impression que le personnage du doctorant est celui de l’auteur lui-même. Et ce, étant donné que tous les deux partagent un dénominateur commun : ils habitent le quartier de Choubra, ont fait des études en France, etc. « Pas du tout. Il est l’exemple de l’intellectuel arabe confus », explique Mohamed Afifi.

En outre, le texte est parsemé d’interrogations qui reflètent bien la forte présence de l’historien, telles « l’historien pourrait-il aborder la dimension psychologique d’une figure historique ? » ou encore « l’historien devrait-il se préoccuper d’une seule figure historique tout au long de sa vie ? ». Sans compter aussi le nombre de phrases qui ne passent pas inaperçues, telles « L’Histoire se fonde sur les documents. Si les documents se perdent, l’Histoire se perdra ».

Une oeuvre qui incite à s’interroger le rapport entre le marché de l’édition et l’apparition d’un nouveau lectorat différent.

Yaacoub, roman de Mohamed Afifi, aux éditions Al-Chorouk, 2021, 122 pages.

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