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Le monde du travail vu d’un oeil poétique

Dina Kabil, Dimanche, 24 janvier 2021

Après un premier recueil de nouvelles à succès, l’écrivain et journaliste Mohamed Farag se lance dans l’expérimental, et publie une oeuvre inclas­sable Moyawma, qui se situe entre prose, poème et essai philosophique.

Le monde du travail vu d’un oeil poétique

Les changements provo­qués par la pandémie de coronavirus ont remis sur la surface les questions sur le système du travail. Peut-on travailler complètement à dis­tance ? Est-ce que les tâches du travail peuvent être à 100% numé­rique ? Qui aura ce privilège ou même cette damnation? Les chan­gements prévus vont-ils renforcer la dichotomie entre ouvriers et technocrates ?

Ces questions autour du travail ont préoccupé l’écrivain Mohamed Farag, bien avant la pandémie, il interroge dans un texte attirant les origines du concept même du travail, celui du travailleur et tente d’enlever le malentendu autour du statut du travailleur payé à la journée, le Journeyman. Il explique, dans une rencontre-débat, au centre culturel Microphone, avec l’écri­vain Yasser Abdel-Latif, comment il a procédé pour écrire Moyawma, haïku d'un travailleur contempo­rain, paru à la fin de 2020. « J’ai beaucoup réfléchi en repensant l’idée du travail que nous, les fils de la classe moyenne, pensons, que nous avons des métiers et professions distincts des tra­vailleurs et ouvriers qui, eux, ven­dent une partie de leur zèle à une quiconque partie, avance Farag. Tandis que nous, quel que soit notre métier, nous faisons exacte­ment de même ». Il s’agit donc dans son ouvrage du même cercle infernal qui relie tout travailleur au système, et dont la seule sortie serait égale à son déclin.

Dans l’univers de Moyawma, ce journal de bord relatif au système du travail, celui du jour au jour du travailleur, chaque ouvrier est lié par « des fils invisibles, mais forts et souples, permettant à l’individu de sortir de son lit et se diriger vers le travail. Les fils lui permet­tent de se laver le visage, de prendre une douche s’il a le temps… Il peut changer de route, mais cela n’aboutira à rien, il ne saura fuir de l’emprise des fils invisibles, et même si son loge­ment est bien loin, les fils réussi­ront à l’attirer vers sa place habi­tuelle de tous les jours ». Puis, plus loin dans ce texte inaugural du récit, on reconnaît le côté fatal de ces fils invisibles, ils sont l’ou­til de la soumission totale de tout un chacun. Ainsi, « à chaque endroit de travail, l’on relate l’histoire de ceux qui ont déchiré leurs fils; des histoires qu’on fait apprendre par coeur aux nouveaux travailleurs afin qu’ils assimilent les résultats de ne pas se sou­mettre complètement aux fils ».

Non-fiction

Le monde du travail vu d’un oeil poétique

Mohamed Farag, journaliste dans l’une des grandes institu­tions de la presse, connaisseur du travail institutionnel, a voulu écrire un essai théorique dans lequel il concrétise d’une manière objective son expérience, mais ses talents d’écrivain, semble-t-il, l’ont retenu et l’ont mené à une forme de prose proche du poème japonais haïku. Déjà en 2019, il a publié un premier recueil de nou­velles, Khétat Tawilat Al-Agal (des plans à long terme), qui l’a classé parmi les finalistes des prix Sawiris en littérature 2020, et dans lequel on reconnaît un écri­vain de haute gamme qui, sous l’apparence calme invoquant les rêves au coeur du réel, révèle la sauvagerie, la terreur et les atroci­tés de l’univers de l’inconscient.

Son inclassable Moyawma est à la frontière entre prose, poème et essai. Grosso modo, son livre serait classé sous le label de « non-fiction », sur les étagères des bibliothèques et librairies. Une catégorisation qui gagne du terrain, dernièrement, parmi les romanciers égyptiens, on la recon­naît dans des ouvrages tels Al-Noum (le sommeil) de Hayssam el Werdany, Ghorfa 304 (chambre 304) de Amr Ezat, Sur les traces de Enayat Al-Zayyat d’Imane Mersal, Al-Katébat Wal Horriya (les écrivaines et la liber­té) de Nora Nagui, etc. Cette ten­dance de l’écriture de la non-fic­tion serait un besoin de documen­ter le moment et de se poser des questions d’une manière plus proche du réelle, mais cela n’ex­clut pas cependant le penchant pour l’imagination, par des écri­vains romanciers en premier lieu.

Le détachement versifié

Mohamed Farag, quant à lui, se lance dans Moyawma dans une écriture expérimentale où il côtoie ou s’inspire plus largement de l’âme du poème japonais du nom de haïku. Créé au Japon au XVIe siècle, puis répandu dans le monde après la Première Guerre mondiale au XXe siècle, le haïku lui offre un modèle qui convient à son goût pour la contemplation profonde et rapide. Il lui offre, au-delà de sa forme qui varie d’une adaptation à l’autre, une sorte de détachement de son auteur. Son credo est comment traduire une émotion, être lu en une seule respiration en invitant à la réflexion, sans s’enliser dans une narration à la première per­sonne, mais d’une manière objec­tive. C’est ce que Mohamed Farag a tâché de suivre, l’âme du haïku. Il n’y a point de personnages, mais des êtres humains, juste des travailleurs, rétrécis à une fonc­tion mécanique, tels des objets dans le cercle infernal du système engloutissant du travail. C’est le travail abstrait, féroce, source de damnation qui est le héros tacite du texte. Le travail, un concept qui n’a pas d’antithèse, c’est juste le travail sans la moindre pause. L’absence de pause ensevelit l’es­pace consacré à regarder par la fenêtre, à papoter avec les collè­gues, ou à songer même, surtout pendant les heures de travail. Toutes sortes de digression entra­veront le rythme du travail, ainsi le travailleur se demande pour­quoi le patron ne cherche pas de nouvelles machines capables de retirer l’ennui, la monotonie ou la colère des corps des travailleurs et les transformer en une énergie fructueuse dans le système.

Regarder par la fenêtre est un luxe auquel le travailleur ne pour­rait aspirer, par contre, l’ouver­ture de la fenêtre était un issu de liberté auquel on n’a pas coutume, on se plaignait plutôt: « elle laisse passer trop de lumière », « trop de froid » ou « trop de cha­leur ». Pour faire taire les com­plaintes, l’administration « réus­sit » à combler l’ouverture de la fenêtre avec du ciment et de la pierre. Enfin, le seul travailleur affecté s’est mis à dessiner un arbre aux branches emplies de fleurs sur le mur comblant l’ex-fenêtre! Le rêve est également un luxe au prix qu’il ne peut suppor­ter. Le seul rêve possible est celui pendant le sommeil, c’est pour­quoi il importe d’aller tôt au lit afin de donner place au rêve.

Ce récit concis possède la vertu de créer un univers compact, sous un angle précis et bien réfléchi sans jamais s’éloigner de l’objec­tif. Et même si l’espoir du chan­gement des pratiques et du sys­tème de travail-soumission est tel un mirage, il importe de célébrer une écriture fraîche, un nouvel aspect d’En attendant Godo, connu dans le temps par la littéra­ture de l’absurde .

Moyawma, haïku Amel Moeasser, Moyawma, haïku d'un travailleur contem­porain, paru aux éditions Al-Mahroussa, Le Caire 2020

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