Une première visite au monde des grands. Emad Abou-Saleh a récemment reçu un prix sur la poésie, celui qui porte le nom de l’éminent poète iraqien Sarkoun Boulos (1944-2007). Peut-être que cela n’a rien de spécial puisque tous les jours, des écrivains de tout bord sont honorés ou reconnus par tel ou tel Etat, par des instances indépendantes ou par le public. Cependant, cette fois-ci il s’agit d’un cas particulier, car il est question d’un poète plus que talentueux, qui pendant une trentaine d’années, a choisi de vivre en solitaire, loin du fracas de l’intelligentsia égyptienne, de ses collègues au travail, des duels et des rivalités parmi ses pairs.
Non seulement Emad Abou-Saleh s’est construit une bulle dans laquelle il s’est replié pour protéger son âme sensible, mais il a aussi très tôt décidé de ne point faire partie des cercles « monstrueux » de l’édition. Pour lui, c’était très clair, il ne voulait pas transformer ses poèmes en produits à vendre. Dès le commencement de sa carrière de poète, dans les années 1990, il a suivi l’exemple de certains peintres surréalistes égyptiens lesquels ont refusé autrefois de gagner leur vie par le biais de leur art. On pouvait facilement croiser Emad Abou-Saleh dans les rues du centre-ville cairote, en train de distribuer ses recueils à titre gratuit, à ses amis et connaissances ou même à des gens simples qui, par hasard, aimaient la poésie.
Ses recueils, de petits formats, étaient publiés au compte de l’auteur et leurs couvertures étaient souvent dessinées par le poète lui-même. On y trouvait un enfant, une fille, un papillon, une rose ou un arbre. On dirait une version égyptienne du Petit Prince de Saint-Exupéry. Pourquoi refusait-il d’intégrer le marché de l’édition et renonçait-il à toutes les offres qui auraient pu changer sa vie? Est-ce par conviction, puisqu’il puise son inspiration dans les idées socialistes, la conscience des classes, grosso modo dans une sensibilité humaine raffinée? Ou bien est-ce par peur des « grandes personnes », à l’instar du Petit Prince ?
Il a sans doute peur, comme le dit bien le titre de l’un de ses recueils de poèmes, J’ai peur, 1998. Il a peur de sacrifier son âme de soufi, d’ermite. Il a sans doute peur de sacrifier l’abandon, le renoncement même. « Je ne sais pas pourquoi j’ai peur de l’écriture. Serait-ce parce qu’elle se nourrit de ce qui est le plus cher en moi? Serait-ce parce qu’elle suce ma substantifique moelle? Parce qu’elle est liée aux professeurs aux coeurs lourds, aux comités d’examen? Aux surveillants avec leurs yeux de policiers, à la terreur de rater l’examen de fin d’année? Est-ce parce qu’elle est liée à l’effendi (nom donné au surveillant civil sur les terres agricoles à la campagne), au pouvoir de sa chemise et son pantalon sur les djellabas de mes oncles? Quelle farce que d’être écrivain tandis que ma mère, là-bas à la campagne, se trompe chaque nuit en comptant ses oies, et mon père ajoute deux points à la lettre arabe Fa et un seul à la lettre Qaf ? ».
Par ces paroles tirées de son recueil, Mohandess Al-Alam (l’ingénieur de l’univers, 2002), Emad Abou-Saleh clôt un passage époustouflant sur l’écriture. C’est une sorte de manifeste dans lequel il s’adresse au poète, comme étant l’ingénieur de l’univers, lui livrant son testament, lui donnant conseil pour mieux affronter les critiques. Il y prête aussi conseil aux critiques, les mettant en garde contre l’uniformisation.
La poésie est pour lui une fatalité. Il aurait pu être dessinateur, s’il avait trouvé des crayons de couleurs dans sa demeure rurale, ou un pianiste s’il avait pu trouver un piano… Le poème s’avère à la fois sa douleur et son salut. Dans son dernier recueil intitulé Je dormais lorsque la révolution s’est déclenchée, il intitule l’un de ses poèmes « La calomnie du poème », comparant la poésie à une séductrice qui s’empare de l’écrivain « damné », puis l’abandonne d’un coup.
Le poète y déconseille de suivre la déesse de la poésie :
« — Et aux nouveaux poètes ?
— Vous avez la chance de vous évader
Elle vous transformera en des chiens
Haletant après ses pas
Ecrivez plutôt des romans ».
Vivre dans son cocon
Toujours pareil à lui-même, Abou-Saleh a longtemps hésité avant de sortir de son cocon et d'accepter un prix qui l’a placé sous les feux des réseaux sociaux. Mais le prix porte heureusement le nom d’un autre inclassable de la poésie en prose, Sarkoun Boulos, lui-même souvent qualifié de marginal, autonome et rebelle, qui s’est rendu un jour de l’année 1966 de Kirkouk, sa ville natale au nord de l’Iraq, jusqu’à Beyrouth, à pied. De plus, il est décerné une fois par an par les amis de Boulos, notamment à l’initiative de la maison d’édition Al-Gamal, depuis 2018, afin de rendre hommage au poète mort d’un cancer à Berlin.
Les premières déclarations d’Abou-Saleh, après avoir obtenu le prix, furent aux journalistes d’Akhbar Al-Adab et Al-Ahram Hebdo, par pure amitié. Ensuite, il s’est cloîtré dans son silence, après avoir humblement dédié le prix au poète égyptien Amal Donqol (1940-1983), réputé pour ses fermes positions contre la réconciliation avec Israël. Il l’a dédié à Donqol qu’il a décrit comme le « cheval égyptien farouche de la scène poétique arabe moderne ».
Pour lui, ce dernier a longuement souffert d’injustice, rien que parce qu’on a souvent cherché à ajuster ses poèmes, à les réinterpréter en fonction de l’actualité et des diktats de la globalisation. « On coupait tout ce qui avait tendance à rappeler les territoires occupés, le panarabisme ou la résistance », insiste Abou-Saleh.
Ce dernier a reçu par la suite des coups de fil de remerciements officiels, venus de la Palestine, de la part de grandes personnalités qui continuent à croire en la légitimité de la cause palestinienne. Et le poète sourit d’un sourire bon enfant, sans se soucier si on va l’accuser d’être trop « classique ».
Peu importe, il sait d’avance qu’il va bientôt retourner à son monde, celui du Petit Prince, et sera de nouveau subjugué par la déesse incontournable de la poésie .
A propos du poète
Emad Abou-Saleh est né en 1968, dans un village du Delta égyptien. Depuis 1995, il a publié une dizaine de recueils de poésie : Omour Montahiya Aslan (des questions déjà tranchées) en 1995, Kalb Yanbah Li Yaqtel Al-Waqt (un chien aboie pour tuer le temps) en 1996, Agouz Toëlemoh Al-Dahikat (un vieillard souffrant à force de rire) en 1997, Ana Khaëf (j’ai peur) en 1998, Qobour Wassea (de larges tombes) en 1998, Mohandess Al-Alam (l’ingénieur de l’univers) en 2002, Gamal Kafer (une beauté athée) en 2005, Al-Hob Ahla Men Al-Harb (l’amour est plus beau que la guerre) en 2006, des poèmes et dessins, Ech Al-Assafir (le nid), Cahier de dessins en 2010, Kont Naëmane Hina Qamat Al-Sawra (je dormais lorsque la révolution s’est déclenchée) en 2015.
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