La mémoire de la Révolution de 1919, à différents moments de l’histoire contemporaine de l’Egypte, a été modelée et remodelée, suivant les luttes sociales, culturelles et politiques continues. Telle est la conclusion de l’étude de Dina Heshmat intitulée Egypt 1919 : The Revolution in Literature and Film (l’Egypte de 1919 : la révolution dans la littérature et le cinéma), aux éditions Edinburgh University Press. Professeure assistante de littérature arabe à l’Université américaine au Caire, Heshmat introduit son livre comme suivant : « C’est une rencontre avec plusieurs histoires de la Révolution de 1919 telles qu’elles se déroulent dans des romans, des nouvelles, des mémoires, des pièces de théâtre, des films et des séries dramatiques. L’ouvrage rassemble des récits, arrangés chronologiquement et publiés entre 1923 (à la suite de la Révolution de 1919) et 2014 (à la suite d’une autre révolution, celle de Janvier 2011). Tous les chapitres placent les oeuvres étudiées dans le contexte de leur production, à travers une réflexion sur les dynamiques sociales et politiques contemporaines ».
Le livre met en évidence les processus de mémoire et d’oubli. Le principal argument de l’auteure est que la littérature et le cinéma, à la fois miroir et vecteur de la politique d’effacement qu’a subie la Révolution de 1919, ont joué un rôle-clé quant à la formation de l’imaginaire dominant des élites politiques.
Dina Heshmat montre, à travers les sept chapitres du livre, comment le pouvoir existant peut influencer la façon de percevoir les événements historiques, en se référant au roman, au théâtre, à la télévision et au cinéma. Le premier chapitre traite du vaudeville du milieu des années 1920, à travers une analyse de deux pièces écrites par Amin Sedqi (1890-1944), Al-Intikhabate (les élections, 1923) et Imbrator Zifta (l’empereur de Zifta, 1924). La première pièce expose les limites du système parlementaire libéral généralement présenté comme l’un des acquis de la Révolution de 1919 et encadre les ambitions électorales de l’effendi, dictées par des préoccupations égoïstes. Et la deuxième pièce décrit l’aspiration au changement social, à travers la déclaration de l’indépendance d’une ville du Delta, Zifta, pendant la tourmente de 1919, comme un échec cuisant.
Le rire dans les deux pièces est déclenché par l’humour des luttes sociales des défavorisés au sein de la société égyptienne d’antan. Selon Heshmat, Sedqi remet en question les clichés sociaux exprimés dans les cultures populaires. Dans les deux pièces, « le sarcasme audacieux et la désillusion amère donnent un aperçu profond de la radicalité des revendications révolutionnaires », assure la chercheuse.
Recadrage de l’histoire
La Révolution de 1919 à Assiout est représentée dans le deuxième chapitre, en analysant le roman de Fikri Abaza (1896–1979) Al-Dahik Al-Baki (le rieur éploré, 1933). Ce roman a été publié à une époque où il était devenu clair que le mouvement anticolonial n’avait pas encore atteint ses objectifs. Les figures du parti national étaient marginalisées dans la mémoire du mouvement nationaliste. C’est ce qui a poussé Fikri Abaza à présenter un récit de la Révolution de 1919 fidèle aux valeurs politiques du parti national, dans lequel il exhorte les lecteurs de la classe moyenne à en tirer les leçons. Le troisième chapitre est une analyse de deux romans célèbres : Awdat Al-Roh (retour de l’esprit, 1933) de Tawfiq Al-Hakim, et Bayne Al-Qasrayne (impasse des deux palais, 1956) de Naguib Mahfouz. Ces deux ouvrages ont joué un rôle important quant à la sublimation du rôle de la classe moyenne pendant la révolution et à la mythisation de l’image de Saad Zaghloul. « Bien qu’elle n’ait pas réussi à obtenir une indépendance complète, la bourgeoisie égyptienne a émergé à partir de 1919 comme une classe sociale montante ».
Le quatrième chapitre analyse le film Bayne Al-Qasrayne du réalisateur Hassan Al-Imam, tourné en1964 d’après le roman éponyme de Mahfouz. Cette adaptation a défiguré les événements de la révolution, selon l’auteure. « Al-Imam a transformé la représentation libérale de Mahfouz de la révolution en une rhétorique nassérienne », précise Heshmat.
Récits de l’après-1967
Publiés dans les années 1970 et après une période de prison pour accusation d’espionnage sous Nasser, les mémoires de 1919 du journaliste Moustapha Amin (1914-1997) étaient narrés à la troisième personne pour assurer son « objectivité totale ». Dans Min Wahid li Achara, (de un à dix, 1977), Amin se souvient de son enfance à la maison de son parent, Saad Zaghloul, racontant les jours chaotiques de 1919, depuis « la maison de la Nation ». « Ces mémoires sont considérés comme une tentative consciente de restaurer l’héritage de Zaghloul, pendant l’ère post-Nasser », indique la chercheuse.
Le sixième chapitre analyse les récits publiés, joués sur scène ou projetés sur écran, entre 1968 et 1999. Ces représentations « réécrivent l’histoire sur un mode militant et identifient la résistance comme le seul moyen d’induire le changement. Elles réécrivent l’histoire de 1919, en résonance avec les enjeux contemporains. C’est une réécriture de l’histoire qui lie profondément le présent au passé », mentionne-t-elle dans le livre.
Enfin, l’auteure arrive à la période qui a suivi la Révolution de 2011, au dernier chapitre. Elle se contente d’explorer le roman d’Ahmad Mourad, 1919 (sorti en 2014), et la pièce Hawa Al-Horriya (les caprices de la liberté, 2014), mise en scène par Leila Soliman. Le texte de Mourad présente un large éventail de personnages historiques et fictifs. Et la pièce de Soliman effectue des allers-retours entre des documents et des voix du passé et des moments douloureux du présent.
Dina Heshmat offre un regard concis et profond sur les diverses versions d’une même histoire, lesquelles sont façonnées par les pouvoirs successifs, en fonction du contexte sociopolitique dominant.
Egypt 1919 : The Revolution in Literature and Film (l’Egypte de 1919 : la révolution dans la littérature et le cinéma), Editions Edinburgh University Press, 2020, 226 pages.
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