Jeudi, 25 avril 2024
Al-Ahram Hebdo > Livres >

Dans l’antichambre du président

Dalia Chams, Lundi, 08 juin 2020

L’écrivain Sonallah Ibrahim, 83 ans, dresse un portrait psychologique de Nasser, évaluant son expérience à la tête de l’Egypte, 50 ans après sa disparition. Son dernier roman, 1970, est un nouveau chef-d’oeuvre qui nous plonge dans l’histoire contemporaine du pays.

Dans l’antichambre du président

A quoi songeait le maître de l’Egypte ? Pour répondre à cette question, l’écrivain Sonallah Ibrahim a essayé de se mettre dans la peau de Nasser, 50 ans après sa mort, afin d’évaluer une période charnière de l’histoire de l’Egypte, à savoir l’avant et l’après 1967. Le raïs se transforme en le narrateur du dernier roman de Sonallah Ibrahim intitulé 1970. Il en est aussi le héros. C’est la voix de Nasser qui raconte les événements, les commente, tout en y étant impliqué. On sent les interventions de l’auteur, exprimant son point de vue et son évaluation de l’expérience nassérienne.

L’écrivain de gauche, dont la biographie est marquée par le sceau de la révolte, a été emprisonné par Nasser entre 1959 et 1964, comme des dizaines d’autres intellectuels, à la suite du refus du parti communiste de se fondre dans le parti unique. Cependant, il n’a jamais cessé de défendre l’ancien président, décédé le 28 septembre 1970.

Ce dernier fut victime d’une crise cardiaque, après avoir accompagné l’émir du Koweït à l’aéroport, à la suite d’un sommet exténuant de la Ligue arabe, convoqué pour réconcilier Arafat, leader de l’OLP, et le roi Hussein de Jordanie, au lendemain des sanglants combats entre les fédayins du mouvement Fatah et le royaume hachémite. Pourquoi défendre son bourreau ? Et pourquoi maintenant ? « Le personnage de Nasser a toujours aiguisé mon imagination. A sa mort en 1970, j’étudiais le cinéma à Moscou et je disais à mon collègue dans le temps, le cinéaste syrien Mohamad Malass, que je rêvais d’écrire sur Nasser, son parcours étant très riche dramatiquement parlant. Sa fin tragique est assez provocante aussi. Depuis, j’ai collecté tout ce qui a été publié sur lui, les documents, les témoignages, etc.

Je voulais mieux saisir les clés de sa personnalité », rétorque Sonallah Ibrahim, ajoutant : « J’avoue que j’étais de parti pris. Comme la plupart des gens de ma génération, j’étais manifestement partial à son égard. Et je comprenais que cela pouvait nuire à mon projet d’écriture, qui exige une certaine objectivité. Ceci a entravé la sortie de mon livre pendant longtemps, ne sachant pas trop décider de la forme et de la langue adéquate. Avec le temps, j’ai dû résoudre ces problèmes, vu des circonstances personnelles, mais aussi celles propres à mon pays et à la conjoncture régionale. Finalement, j’y étais prêt ».

Il était prêt à rendre l’image d’une époque, du moment d’incertitude qui a suivi la débâcle de juin 1967, prêt à nous jeter dans les coulisses du fameux discours d’abdication, prêt à parler d’un régime intraitable vis-à-vis de toute forme d’opposition, prêt à lier les faits du passé à ceux du présent.

L’air du temps

Comme d’habitude, Sonallah Ibrahim a recours aux détails publiés autrefois par la presse afin de nous faire vivre ces temps. Il mentionne par exemple que Nina Ricci venait de lancer le parfum Air du temps ou que la chanson populaire Al-Techt Alli (la bassine m’a dit) faisait un tabac, que l’Egypte a annoncé la fabrication locale de 25 000 voitures Seat, qu’un immeuble entier à Doqqi était mis en vente à 7 000 L.E., que le film Que l’emporte le vent est projeté avec succès dans les salles du Caire, etc.

En outre, il nous fait rentrer jusqu’à dans la chambre à coucher du raïs, dans sa villa de Manchiyat Al-Bakri, au nord-est du Caire. Là où se trouvaient à son chevet Tahia, son épouse, Sadate et Heikal, quelques minutes avant sa mort. La vie du leader égyptien était bien plus excitante que les films d’action qu’il aimait bien regarder. Beaucoup plus riche en rebondissements. Le roman raconte comment il s’est débarrassé de ses rivaux en 1954 pour instaurer sa République, comment dès le départ il était contre la formation de partis politiques, comment en évaluant la période entre 1957 et 1967 il s’est rendu compte que son régime était en crise, à cause de la corruption et d’un sérieux manque de liberté, mais il n’a pas pu tirer son épingle du jeu.

Nous suivons à travers le roman 1970 les péripéties de Nasser qui concevait la révolution comme étant un acte romantique, c’est la nuit de noces, mais après pour consommer le mariage et le réussir, il faut gagner de l’argent, construire une maison, faire des enfants, ditil. Bref, « transformer l’enthousiasme dans l’absolu en un enthousiasme en faveur d’un plan précis, d’un objectif bien défini ».

Mais l’épouvantable défaite de juin 1967 a mis fin à son épopée ; le retrait chaotique des forces égyptiennes a provoqué la mort de 6 811 martyrs. « Une idée est venue te torturer l’esprit : le destin d’un pays qui se livre à un seul homme, quelle que soit sa force et en dépit de ses victoires, il est voué à l’échec », s’exprime l’auteur, précisant à un autre endroit du roman que l’Administration américaine avait déjà pris la décision de liquider le régime nassérien en 1965, par tous les moyens. « Le roi Fayçal devait, entre autres, fonder le pacte islamique pour contrecarrer le nationalisme arabe, en scandant un slogan idéologique attrayant. Et pour exercer une pression économique maximum sur l’Egypte, on a coupé les aides alimentaires en blé qu’on lui fournissait ». Et pour boucler la boucle, l’auteur clôture son oeuvre par les funérailles de Nasser et la foule en deuil.

L’Egypte est devenue orpheline. « Tu t’es trahi ; tu nous a trahi. Tu es parti, en emportant avec toi les aspirations et les potentialités de la Nation … jusqu’à nouvel ordre », conclut l’auteur en s’adressant à son héros .

1970, de Sonallah Ibrahim, aux éditions Al-Saqafa Al-Gadida, 2019, 239 pages.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique