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Nicolas Mathieu : De plus en plus d’auteurs ne parlent plus des grandes villes, mais plutôt des zones pavillonnaires

Dalia Chams, Lundi, 25 février 2019

A 40 ans, l’écrivain français Nicolas Mathieu a reçu le prix Goncourt 2018, pour son roman Leurs enfants après eux. Lors de sa première tournée au Moyen-Orient, il s’est rendu en Tunisie, puis au Caire et à Alexandrie à l’invitation de l’Institut Français d’Egypte (IFE).

Nicolas Mathieu
(Photo:Medhat Abdel-Méguid)

Al-Ahram Hebdo : Le prix Goncourt a coïncidé cette année avec l'émergence des « Gilets jaunes » en novembre dernier. Que signifie pour vous le fait que Leurs enfants après eux soit couronné à ce moment précis? Certains trouvent que le roman était prémonitoire, étant le récit d’une jeunesse qui essaye de trouver sa voie, dans un monde industriel qui meurt, dans une val­lée perdue, quelque part dans l’Est de la France...

Nicolas Mathieu : C’est une éton­nante coïncidence, surtout parce que si le roman est politique, c'est dans l’intérêt qu’il porte aux articulations du monde social. C’est-à-dire des individus entre eux, des individus au collectif, des différents mondes sociaux, des hiérarchies qu’il peut avoir de haut en bas, les différences de classes dans la vallée où se déroulent les événements. Il est politique dans ce sens là, mais non pas dans le sens où il appellerait à une insurrection.

Après, le mouvement des « Gilets jaunes » s’est produit et il a été porté par des gens qui ressemblent forte­ment à ceux que je décris dans le roman. C’était effectivement une ruse de l’histoire, je ne sais pas. Ce qui est curieux, c’est qu’après, on a parlé du livre et on m’a parlé à moi comme si je l’avais anticipé, et ce n’était pas le cas. Au moment où on me demandait des commentaires sur les « Gilets jaunes », moi j’étais dans le tourbillon de ce prix, dans des trains, des hôtels, dans des librairies, en train de parler de mon livre, et je le saisissais mal ce mouvement. Mais quand je suis rentré chez moi, à Noël, en discutant avec mes parents et les gens qui m’entou­rent, j’ai mieux compris ce qui se jouait.

— Votre premier roman, Aux ani­maux la guerre, et votre deuxième, qui a reçu le prix Goncourt, se déroulent dans la région Lorraine où vous êtes né. Allez-vous conti­nuer, dans vos prochaines oeuvres, à décrire ce fossé entre Paris et tout le reste, à parler de cette France sinis­trée, de la condition ouvrière, des rêves piétinés, des habitants de cette vallée désindustrialisée qui ne croient plus en rien ?

— Oui et non. Je pense que le pos­tulat de départ est de faire un travail réaliste, à partir de la vie que je connais. Je vais poursuivre cela. Mais je ne pense pas que je vais passer toute ma vie à par­ler des conditions du monde ouvrier. L’idée que j’ai aujourd’hui n’est plus exactement celle-là. Cependant, je continuerai à raconter des choses que je connais, à avoir un ancrage géographique et historique précis, à être réaliste et à partir toujours de mon vécu.

En tout cas, moi ce qui m’intéresse, ce sont les écarts, les distances, les formes de distinction et les sentiments de relégation, parce que c’est la trame même du réel, et mon travail consiste à parler du réel et de le démystifier. C’est-à-dire à chaque fois que j’enten­drais des mensonges sur le fonction­nement social, je vais faire ce travail de déconstruction, d’aller chercher derrière, pour faire tomber les masques.

— Pensez-vous que le rôle de la littérature soit de dire et de criti­quer le monde ?

— Ce n’est pas le rôle de la littéra­ture, mais elle peut le faire. C’est le rôle que moi je m’assigne. Entre autres choses, je consi­dère que la littérature peut avoir un rôle critique et que c’est ma pente. C’est ainsi que je vois les choses. Je me sers de la langue pour élucider le monde. La langue est comme un scalpel qui me permet de décoller la peau qui est sur le réel et de voir ce qui se passe derrière. C’est un outil critique. Je n’ai pas à assigner à la lit­térature une mission universelle, cri­tique, qui s’applique à tous les autres, mais moi c’est ma veine.

— Votre premier roman, qui était un polar, Aux animaux la guerre, paru en 2014, a été transformé en une série télévisée diffusée avec suc­cès sur France 3, en novembre der­nier. Vous en avez signé le scénario. Etait-ce une occasion de redécou­vrir les personnages que vous avez dessinés il y a quelques années ?

— Ecrire le scénario c’est moins creuser la première histoire que faire une nouvelle oeuvre, une adaptation. Donc, je voulais être le gardien de mon oeuvre, un peu le douanier: vous ne pouvez pas dire cela, ce n’est pas ce que j’ai voulu, par exemple, etc. J’ai aidé le réalisateur à écrire la série qu’il voulait faire, à coucher de ses personnages, en partant des miens. C’est un travail de coopération. Puis, écrire à quatre mains m’a beaucoup aidé, car après mon premier roman, j’étais cuit et je n’avais pas beaucoup d’énergie. J’ai même cru, à un moment, que peut-être je ne pourrais plus écrire. Le travail à quatre mains m’a remis en selle.

— Justement en écrivant ce scé­nario, vous avez compris que vous n’avez pas fini avec votre adoles­cence et qu’a germé l’idée de votre deuxième roman, non ?

Nicolas Mathieu

— C’est vrai. Au moment où j’ai commencé à écrire les arches narra­tives, quand je me suis attelé aux adolescents, j’ai découvert que je n’en finissais pas. En faisant les arches narratives des adolescents, j’étais à plus de 40 pages, alors que j’en avais 15 pour tous les autres personnages. J’ai alors compris qu’il y avait quelque chose qui n’était pas achevé et que je n’avais pas fini avec ma propre ado­lescence.

Quelque part aujourd’hui, il m’ar­rive un peu la même chose avec le personnage d’Hélène (mère d’Antho­ny dans Leurs enfants après eux). Je pense que le prochain roman rejouera le même personnage. Je m’intéresse à ce que c’est une femme de 40 ans aujourd’hui, dans cette civilisation qui est la nôtre. 40 ans, c’est un moment de basculement qui m’intéresse. Quand j’écris, je ne pars pas d’abs­traction et de théorie, je n’intellectua­lise pas autant que cela au départ, puis chemin faisant, les choses s’élucident.

— Dans Leurs enfants après eux, vous évoquez la vie d’adolescents en Lorraine, durant quatre étés consé­cutifs, entre 1992 et 1998. Ainsi, nous suivons leur évolution avec le temps qui passe. Y a-t-il une part de votre adolescence dans ce roman ?

— Oui c’est très infusé de mon vécu, c’est sûr. Comme Anthony, j’avais 14 ans en 1992. Comme Stéphanie, il m’est arrivé de courir beaucoup de soirées. Comme Hacine, je passais mon temps à glander avec mes amis, et puis surtout à m’ennuyer énormément dans un endroit que je voulais fuir à tout prix.

— Pourquoi avez-vous décidé de clore le roman sur la victoire de l’équipe française de football, lors de la Coupe du monde en 1998 ?

— Lorsque je l’ai fait, ce n’était pas si clair pour moi, mais j’ai voulu décrire ces moments durant lesquels on a l’impression que la société est prise par une vibration et qu’elle ne veut plus que faire qu’un. C’est aussi une manière de dire que c’est toujours un leurre, mais qui existe. J’ai dessiné le portrait d’une société française des années 1990 de bas en haut, c’est-à-dire en allant des petites gens jusqu’aux élites de cette vallée, la petite bourgeoisie, etc. J’étais très attentif aux écarts qui séparent les différentes classes; le football abolit les frontières et a un rôle de pulsion qui fusionne. Cela est arrivé aussi avec les événements de Charlie Hebdo, il y a des moments de commu­nion, de fusion organique qui sont très beaux et, en même temps, très inquié­tants, parce que tous ceux qui ne les suivent pas sont considérés comme des ennemis, comme un en-dehors du social.

On a souvent comparé votre dernier roman aux oeuvres de Balzac, d’Emile Zola (Germinal, L’Assommoir, etc.), est-ce un retour vers le roman social en France ?

— J’étais sans doute influencé par le naturalisme et le réalisme, mais surtout par Flaubert. L’ennui, cette espèce d’ironie flottante, être très pré­cis dans le détail, puis à un moment, travailler toute une fresque, élargir le champ de vision. Chez Flaubert, il y a toujours cet oeil de sociologue.

Par ailleurs, il m’est difficile de dire s’il y a émergence de quelque chose de nouveau, car on est dans le présent de ce moment-là, donc il est difficile de trier. Les journalistes aiment bien faire des brochettes; ils prennent quelques oeuvres et les mettent ensemble pour en faire une école à la fin. Moi, je ne vois pas les choses ainsi; je ne sais ce qui en restera. Il me semble quand même percevoir des auteurs des zones périphériques, qui ne parlent plus de grandes villes ni de cités, mais des endroits en pleine cam­pagne, des zones pavillonnaires.

— Peut-on parler d’un roman ouvrier moderne que vous repré­sentez avec d’autres écrivains fran­çais comme Gérard Mordillat, Isabelle Stibbe ou Didier Castino, qui donnent eux aussi voix à des milliers d’invisibles, à ce monde qu’on préfère d’habitude ne pas voir ?

— Il y a aussi une autre frange qui parle de la littérature rurale, de la litté­rature qui ne se passe pas dans les tours des cités. Tout cela c’est un peu le continuum des invisibles, des gens qui n’avaient pas tellement de place jusque-là et qui remontent à la sur­face.

— Quelle différence avec les grands romans français du XIXe siècle qui ont représenté l’ouvrier dans leurs oeuvres, une figure qui a commencé à s’effacer progressive­ment, après la Seconde Guerre mondiale ?

— Une chose qu’on trouvait beau­coup chez Balzac et Zola, un peu moins chez Flaubert, c’est un esprit de système. Des idées du monde très fortes qui étaient un peu démonstra­tives. Aragon a ensuite poursuivi ce réalisme-socialisme, durant l’après-guerre. Dans le roman noir, il y a eu également le même souci, parfois de manière très manichéenne. On cherche à montrer comment la machine économique broie les hommes, etc. La différence peut-être est que nos ambitions sont moindres, on n’a pas cette vocation de faire la révolution. Il y a une espèce de mélancolie, quand même, dans la description de ces mondes qui meu­rent.

— Puisque vous avez mentionné le roman noir, qu’est-ce qui vous a attiré vers ce genre ?

— Déjà j’en lisais beaucoup. C’était un genre populaire qui attirait les classes d’où je venais. J’ai beau­coup lu Jean Patrick Manchette qui théorisait sur le roman noir, au moment où j’étais coincé dans l’écri­ture et je cherchais une manière de faire des romans accessibles à tous, dans un esprit un peu politique. Puis, j’ai surmonté mes complexes de classe, en racontant des histoires, en faisant du style, etc. à travers le roman noir. D’où mon premier ouvrage, Aux animaux la guerre.

Mon deuxième roman peut être considéré, lui aussi, comme un roman noir. Il y a toujours ce désir d’être accessible à tous et de présenter des histoires qui attirent le lecteur. Ce sont des romans qui cherchent à séduire par des histoires un peu crimi­nelles peut-être, des histoires qui embarquent les lecteurs, après, je peux destiner des choses un peu plus pointues.

— A votre avis, c’est la violence sociale qui engendre la violence tout court ou c’est l’inverse ?

— Je suis très très convaincu que c’est la violence sociale qui engendre la violence. La violence politique en tout cas. Souvent on condamne la violence, on se pose la question sur ses causes, mais partout dans le monde, les mêmes processus sont à l’oeuvre. La mondialisation produit des richesses pour certaines couches de la société, et puis d’autres sont excentrés, géographiquement, ils ne bénéficient pas des largesses de cette mondialisation. Chez eux se produit un sentiment de frustration, de quoi engendrer de véritables poudrières politiques. Cela s’exprime différem­ment en fonction des pays, mais le schéma est reproductible presque par­tout. On voit bien que les promesses de la mondialisation n’ont pas été tenues. La richesse se concentre, et donc, il y a des pans entiers de déshé­rités qui en resteront dehors, qui sont perdants.

— Qu’est-ce qui a changé pour vous, depuis novembre dernier ?

— Tout. Mon emploi du temps. Enormément, le regard qu’on porte sur moi. Je suis une vache sacrée! Ma situation symbolique et financière a beaucoup changé. La portée de ma voix. Je m’en suis rendu compte tout de suite après le prix Goncourt. J’étais très actif sur les réseaux sociaux, avant, je postais n’importe quoi, là, chaque mot que je dis a du poids. Il faut être plus prudent. Je suis à un peu plus de 300000 exemplaires. Et le destin du livre se poursuit, au moins jusqu’à la rentrée 2019 .

L'auteur en quelques lignes

Né à Epinal (département des Vosges, à l’Est de la France) en 1978, dans une famille modeste, Nicolas Mathieu fait des études d’histoire et de cinéma. Il vit aujourd’hui à Nancy, où il travaille dans une boîte de communication numérique. De quoi lui permettre d’avoir un pied dans le réel et dans le monde de l’entre­prise.

En 2014, il a publié chez Actes Sud un premier roman, Aux Animaux la guerre, qui a reçu le prix Mystère de la critique. A travers une intrigue policière, il racontait la fer­meture d’une usine dans les Vosges, laissant une centaine d’ouvriers au chômage. En novembre dernier, il a remporté le très convoité prix Goncourt, pour son roman Leurs enfants après eux (Actes Sud), où il s’agit toujours de l’effet de la désindustrialisation de la région Lorraine, sur la vie de la génération des parents, mais surtout de leurs enfants qui veulent échapper à la production sociale, une réalité anthropologique de tout temps.

Il a passé deux ans et demi à écrire cette fresque sociale de la région Lorraine, dans les années 1990, où plusieurs hauts fourneaux ne brûlent plus, où de nombreuses usines ont disparu sous l’effet de la crise sidérurgique. On est donc « licencié, divorcé, cocu ou cancéreux », comme il le dit bien dans son roman. Fils d’électromécanicien et de comptable, il s’inspire de gens qu’il a connus, raconte un peu sa propre adolescence et celle de plein d’autres, mettant à nu le mensonge de l’égalité des chances.

Il s’agit de la cinquième fois qu’un livre publié par la maison d’édition Actes Sud reçoit le prestigieux prix Goncourt, qui s’écoule en moyenne à 400000 exemplaires.

France : Un marché de l’édition saturé et une offre pléthorique

Lors de son passage au Caire, l’écrivain Nicolas Mathieu a tenu deux rencontres à l’auditorium de l’Institut français d’Egypte (IFE) Mounira, le 17 février dernier, l’une avec le grand public et l’autre s’est déroulée à huis clos, avec des éditeurs, jour­nalistes, traducteurs et académiciens. Durant cette dernière, le lauréat du prix Goncourt 2018 a fait un tour d’horizon du champ littéraire français, en présentant une analyse tout à fait personnelle.

Il a souligné l’existence d’une surproduction lit­téraire en France, dont tout le monde se plaint. Cependant, d’après lui, les éditeurs continuent à en publier davantage, pour optimiser leur chance à avoir des titres accrocheurs. Cette année, 580 romans ont été publiés, dont à peu près 15 ont eu au moins trois articles dans la presse, a-t-il précisé, faisant allusion au phénomène de la « bestsellerisa­tion ».

Un vrai problème, d’autant plus que le marché se resserre. « Entre 2017 et 2018, les ventes ont chuté de 17%. La pratique de la lecture va en dimi­nution en France, même dans les milieux où l’on lisait beaucoup », a-t-il souligné.

Ce marché saturé qui souffre de surproduction a été nettement influencé par l’industrie du numé­rique qui a dévié l’attention des milliers et des milliers de lecteurs. Selon lui, la pente ne s’est jamais redressée, depuis la chute vertigineuse des ventes de fictions, que le marché a connue pen­dant la dernière élection présidentielle.

Contrairement aux années 1980, où les auteurs sont plus rentrés dans le jeu de l’autofiction, à partir de l’an 2000, il y a eu une restitution des romans qui disent une époque. « Face à une époque monstrueuse, il faut créer des romans mons­trueux », lança l’écrivain qui fait partie d’une scène littéraire schématique où s’opposent la littérature de Paris et celle du territoire ou la France péri­phérique.

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