Ce n’est pas une biographie de Mohamad Hassanein Heykal, le grand journaliste et penseur politique, ce n’est pas non plus un livre d’entretiens comme on pourrait l’imaginer, c’est avant tout un livre qui exprime l’amour, l’admiration et l’amitié entre un journaliste extrêmement doué et plutôt jeune, et un grand homme en l’occurrence, le président Nasser, qui a été au coeur de la plupart des événements de l’Egypte moderne depuis la Révolution de 1952. Le sous-titre du livre est « Heykal sans barrières » et c’est effectivement le sens profond de ce livre, où limpidité, transparence et effervescence de sentiments décrivent un homme qui a marqué son siècle et duquel nous nous approchons avec sympathie et pourquoi pas amour. Car le courant des sentiments de Abdallah Al-Sennawi et sa manière littéraire de décrire les événements et de passer d’une situation à l’autre, en truffant ses propos ça et là de citations de Heykal, nous émeuvent et nous racontent l’histoire contemporaine de l’Egypte comme une épopée romanesque.
« Nous lisons Heykal, nous sommes souvent d’accord avec lui, et nous l’admirons à tous les coups, mais nous sommes quelquefois en désaccord avec lui, pourtant nous ne savions pas avant ses problèmes de santé que nous l’aimions à ce point et notre seule excuse est que nous ne nous posons pas la question de notre amour pour la grande pyramide ». Cette phrase d’Al-Sennawi donne le ton de tout ce livre. Al-Sennawi, à travers une longue amitié qui s’est développée au cours des ans avec son maître Heykal, à qui il téléphonait tous les jours entre 5h et 5h30 de l’après-midi, raconte et ponctue les différents moments et les remarques de Heykal. Ce dernier est un homme de rituels, organisé. Mais attention, la relation n’est pas univoque. Heykal était un homme qui se situe toujours dans l’avenir, malgré l’avancée de l’âge, et même s’il ne détenait plus de postes de pouvoir depuis 1974, il restait influent et sa parole était entendue. A travers sa curiosité du monde, il ne cessait de poser la question à Al-Sennawi : « Quelles sont les nouvelles ? », pour ne jamais s’isoler de sa réalité. Il est resté en contact avec tout ce qui bouillonne autour de lui, analyse et tire des conclusions. Son flair de journaliste, métier qu’il chérit au-dessus de toute chose, est toujours au premier plan. Il a été évidemment un stratège durant la période du président Nasser et en partie avec le président Sadate, mais il a toujours choisi d’être journaliste, à l’exception d’une courte période où il a tenu le poste de ministre de l’Information. Même dans l’ombre, il faisait bouger les choses.
Des archives perdues à jamais

C’est ce qu’Al-Sennawi démontre au cours de ce livre qu’on lit avec beaucoup de plaisir, en passant des impressions d’Al-Sennawi aux réflexions de Heykal, avec ses phrases fulgurantes de concision à un moment ou l’autre de l’histoire. Comme cette expression qui résume la fin du règne du président Moubarak et son intuition et son analyse sur l’avenir « Le festival du coucher », résumant ainsi le déclin et l’échec du règne de Moubarak et les prémonitions d’une nécessité de changement en Egypte. Il suit avec inquiétude la révolution de janvier 2011, tout en s’immisçant d’une manière ou d’une autre dans ses bouleversements. Il se savait sur la route du départ avec son âge avancé et ses maladies. Pourtant, l’Egypte et le monde arabe n’ont cessé de le tourmenter. Al-Sennawi va consacrer un chapitre à Heykal face à la maladie, à la mort, à sa dignité et à son courage. Il montre également le visage d’un homme rationnel qui sait se contrôler, mais dont les émotions cachées sont toujours à fleur de peau. D’ailleurs, son amour pour la poésie et les milliers de poèmes qu’il connaît par coeur étaient une manière de contenir une émotion qu’il a décidé de contrôler et d’horloger sa vie et son temps, dans le choix du but à atteindre. Il organise même son après-mort. Ce n’est pas un homme à se laisser emporter par le temps, même si comme lui fait remarquer Al-Sennawi, il passe à côté de choses importantes.
Mais, pourquoi Berqache ? Premier chapitre du livre et élément fondamental dans l’itinéraire de Heykal. Cette maison de campagne sur le canal de Mansouriya, au milieu des champs, en dehors du Caire foisonnant et turbulent, est son refuge hebdomadaire où il peut lire, car il suit de près tout ce qui s’écrit de nouveau en Egypte ou ailleurs, et rencontrer intimes et personnalités de tout bord, dont Nasser et Sadate, mais également Guevara et Yasser Arafat et des personnalités, car il n’oubliait jamais qu’il était journaliste et qu’il lui fallait écouter tous les points de vue et s’informer. A Berqache se trouvaient également ses oeuvres d’art, ses livres rares et surtout ses documents et manuscrits qu’il gardait secrets, ainsi que d’autres importants qu’il voulait qu’ils soient à la portée des générations futures pour analyser les faits de manière objective. Mais symbole horrible de l’obscurantisme, des adeptes des mouvements islamiques à l’heure des grands bouleversements après le démantèlement du sit-in de Rabea des Frères musulmans ont mis le feu à cette demeure. Destruction indescriptible d’une partie de la mémoire. Attristé jusqu’au plus profond de son être, Heykal se contient face à ce drame et se comporte avec la dignité qu’on lui a toujours connue.
Les Conversations de Berqache aux éditions Al-Shorouk, 2017.
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