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Briser les barrières

Sameh Fayez, Samedi, 22 avril 2017

Dans sa première interaction avec le public après sa libération, l’écrivain Ahmed Naji semble plus déterminé que jamais à poursuivre sur la même voie.

Briser les barrières

L’institut Goethe du Caire a organisé une séance de débats avec le roman­cier Ahmed Naji autour de son der­nier ouvrage Loghz Al-Mahragane Al-Machtour (le mystère du festival fendu). Il s’agit de la première rencontre du jeune écri­vain avec son public, depuis sa libération en décembre 2016, après avoir purgé une peine de deux ans pour « atteinte à la pudeur » dans une oeuvre littéraire.

L’affaire de l’emprisonnement de Naji avait largement préoccupé les milieux culturels au cours des trois dernières années. Tout avait commencé par une plainte déposée par un citoyen prétendant que les écrits de Naji repré­sentaient une atteinte à la pudeur à cause des scènes d’amour explicites et des expressions sexuelles auxquelles il a eu recours dans son roman intitulé Istekhdam Al-Haya (l’usage de la vie), publié en 2014 aux éditions Al-Tanouir.

Ahmed Naji est né en 1985 dans la ville de Mansoura et a commencé à travailler dans la presse depuis 2004. Il a publié son premier roman, Rogers, en 2007, alors que Le Mystère du festival fendu est son premier recueil de nouvelles.

A l’Institut Goethe, le débat a été modéré par un ami à Naji, l’écrivain Amr Ezzat qui a raconté : « Lorsque Naji m’a annoncé qu’une plainte avait été déposée contre lui au com­missariat de police pour atteinte à la pudeur, je lui ai répondu ironiquement que ce serait une détention digne de son nom. Jamais je ne m’étais imaginé en me moquant de cette plainte que la cour allait vraiment jeter Naji en prison ». Ezzat continue à expliquer pour­quoi il s’était moqué de l’adaptation juridique de l’accusation en disant : « Naji a commencé à écrire en 2006 sur son blog intitulé Iblis (Satan). Ses écrits se caractérisaient par le défi, l’insouciance, le jeu de mots, d’idées et de sujets. Le recueil que nous discutons aujourd’hui représente l’ensemble des nou­velles publiées sur son blog de 2006 à 2012 ». Ce recueil, resté dans les tiroirs pendant les années de détention de Naji, a vu le jour la première semaine de sa libération.

Le colloque a commencé par une étrange requête émanant des organisateurs à l’Institut Goethe. La coordinatrice des programmes culturels a demandé à l’assistance de ne pas enregistrer le colloque. Qu’il s’agisse d’un enregistrement audiovisuel ou d’un enregis­trement sonore. Seules les prises de photo étaient permises. Cependant, les raisons de cette étrange demande se sont rapidement dévoilées. Naji est un jeune homme qui se rebelle contre les stéréotypes. Il lance ses idées choquantes avec une grande spontanéité sans aucune prétention. Ses idées ne sont pas choquantes seulement pour le public mais aussi pour l’élite intellectuelle. Ainsi les com­mentaires débattus au cours du colloque peu­vent tout à fait représenter des raisons pour une nouvelle détention. Et cette fois-ci pour des accusations allant au-delà de l’atteinte à la pudeur. Ceci était tout à fait évident lorsqu’il a parlé de sa volonté d’écrire un roman sur une histoire d’amour homosexuelle entre deux hommes ayant vécu en Egypte dans les années 1950, dont l’un gouverne le pays et l’autre est responsable de sa sécurité interne et externe.

Le monde de la ville corrompue
Naji accorde un intérêt parti­culier aux marginalisés dans la société de la ville. Il n’entend pas par marginalisés les pauvres uniquement, mais les laissés-pour-compte à tous les niveaux et échelles. Les discours sur la ville sont omniprésents dans son roman L’Usage de la vie, et dans son recueil de nouvelles Le Mystère du festival fendu, des oeuvres cauchemardesques ou une véritable dystopie. Ce terme est apparu lorsque Georges Orwell a présenté son célèbre ouvrage 1984 et a réap­paru dans le roman de l’écri­vain égyptien Mohamad Rabie intitulé Otared (Mars). Mars et L’Usage de la vie présentent une analyse similaire du même monde de la ville corrompue. Dans le roman de Mars, l’Etat se trouve sous le joug de l’occupation militaire d’un autre Etat menant à l’anéantis­sement de la ville du Caire et à l’exode des habitants vers d’autres villes. Alors que dans L’Usage de la vie, l’Etat connaît des condi­tions météorologiques extrêmement difficiles qui le transforment en un véritable enfer et qui détruisent la ville du Caire. Ce qui pousse les autorités à expatrier les habitants vers une autre ville qu’elles appellent « Le Nouveau Caire ».

Mémoires de la cellule de prison

Briser les barrières

Il a été fort difficile pour Naji de réviser son recueil de nouvelles avant son impression. En effet, l’administration de la prison lui avait interdit l’accès de tous les outils d’écriture. Elle lui avait même interdit la lecture de cer­tains journaux et livres. « L’administration de la prison avait interdit tout journal citant un seul mot sur mon procès. Tout ce qui porte le nom de Naji était interdit même le roman Al-Naji Al-Akhir (le dernier survivant) car le nom Naji figure dans son titre », raconte Naji. Mais avec l’aide de ses amis, Ahmed Naji a réussi à obtenir en catimini quelques outils d’écriture. Il a refusé de dévoiler comment il a réussi à les obtenir mais il raconte qu’il a ainsi pu réviser ses nouvelles et même com­mencer l’écriture d’un nouveau roman dont il a terminé quatre chapitres en prison. C’était assez pénible pour Naji d’écrire avec un stylo et du papier assis à même le sol utilisant son pied comme support à cause de l’absence de chaise ou de table. Mais le plus difficile pour lui était d’utiliser le stylo et le papier, lui qui a tou­jours écrit sur ordinateur depuis l’âge de 12 ans. Naji a montré, sans vrai­ment le vouloir, la grande différence entre la géné­ration à laquelle il appar­tient et la vieille généra­tion classique qui refuse tout ce qui est nouveau. En effet, le langage utilisé par Naji et que le citoyen égyptien a considéré comme une atteinte à la pudeur est le même lan­gage utilisé sur les réseaux sociaux sur Facebook et Twitter. C’est le langage de la rue, le langage des réseaux d’informations qui servent de médiums essentiels pour les générations des jeunes voilà des années. En écrivant son roman L’Usage de la vie, Naji a utilisé la fiction cauchemardesque pour décrire la réa­lité qu’il vit vraiment et non pas celle que d’autres ont vécue il y a des décennies. Il ne s’agit plus d’une question d’atteinte à la pudeur mais d’un conflit entre l’ancien et le nouveau. Ce conflit éternel qui se renouvelle de temps à autre. Mais pendant les cinq der­nières années qui ont suivi la révolution de janvier 2011, le rythme des événements et des technologies est devenu dramatiquement rapide au point qu’il est devenu difficile pour tous de le rattraper.

L’écriture criminalisée
Naji essaie de comprendre la raison pour laquelle il a été emprisonné. « Jusqu’à pré­sent, je n’arrive pas à comprendre les véri­tables raisons de ma détention. Selon les attendus du verdict, ce que j’écrivais n’était pas de la littérature. Donc les articles juri­diques qui interdisent la détention dans les procès de publication ne pouvaient pas être appliqués. Mais en même temps, le tribunal de première instance m’a innocenté et a considéré mes écrits comme de la littéra­ture ». Le problème de Naji ne réside pas seulement dans les raisons de la détention. En effet, il révèle : « Si vous vous rendez au commissariat de Beaulac, vous trouverez mon dossier classé parmi les procès des moeurs. C’est-à-dire que je me trouve dans le même dossier que ceux qui ont commis des harcèlements ou des actes sexuels en lieu public ».

Naji n’a pas beaucoup parlé de ses souve­nirs de prison à cause de la peine qu’il res­sent. Mais il y a fait allusion en racontant les tentatives de lui faire parvenir les brouillons de son recueil de nouvelles pour les réviser ou pour écrire son nouveau roman. Des diffi­cultés qui ont fait que ce sont ses amis Naël Al-Toukhi et Ahmad Waël qui ont révisé le dernier brouillon à cause de l’impossibilité de le faire parvenir à Naji. Il raconte égale­ment sur cette période de sa vie en ces mots : « Le plus difficile était de faire sortir de la prison le cahier qui comprenait les quatre premiers chapitres de mon nouveau roman. Dans une cellule voisine, un homme quinqua­génaire écrivait quotidiennement ses nou­velles au point que des dizaines de cahiers s’étaient accumulés dans sa cellule. Au moment de sa libération, l’administration de la prison l’a obligé de déchirer tout ce qu’il avait écrit pour lui permettre de sortir. J’étais fort inquiet que mon cahier connaisse le même sort. Mais grâce à l’aide de mes amis, mon cahier a enfin survécu ».

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