Je me suis rappelé soudain une blague typiquement égyptienne de mon enfance qui m’avait fait rire aux éclats, à propos d’un homme qui a reçu 300 claques sur la nuque sans qu’il n’en soit conscient. Je l’ai oubliée avec le temps et me suis rendu compte soudain qu’elle reflétait une absurdité, quitte à inciter à l’étonnement, surtout après la lecture de 400 pages consacrées aux témoignages des amis de Kadhafi, ses compagnons de route, ou ministres qui ont travaillé sous sa houlette, pendant environ 4 décennies après lesquelles ils l’ont délaissé et ont fui un incendie qui a atteint non seulement sa tente, mais qui s’est étendu même jusqu’à ses haillons. Heureusement pour le lecteur que l’écrivain Libanais Ghassan Charbel, auteur du nouveau livre « Dans la tente de Kadhafi … ses compagnons de route dévoilent les secrets de son époque », n’est pas intervenu pour souligner cette prise de conscience. Il s’est contenté du rôle de chroniqueur. Il a enregistré dans un style éloquent les témoignages dans lesquels quelques-uns se sont échangé les condamnations. L’auteur ne s’est pas arrêté au niveau de ces accusations. D’ailleurs dans la préface du livre, il s’est voulu clair en disant qu’il recherchait « des témoins et non pas des analystes ».
Ces témoignages ont certifié davantage une personnalité inimaginable. Celle d’un clown qui était selon toute vraisemblance un personnage absurde portant l’habit du zaïm (dirigeant) et qui a réussi à s’accaparer les biens et les richesses de tout un Etat et d’un peuple, tout au long de 42 ans. Il est comme un personnage né dans l’imaginaire des auteurs et non un être humain en chair et en os, sortant des dunes du désert.
L’impérative comparaison
L’auteur a bien fait d’enregistrer dans son livre que les assassins de Kadhafi, en violant les conventions et les traités internationaux sur le traitement des prisonniers, ont assassiné à leur tour un « éventuel récit sensationnel des aveux que Kadhafi aurait pu porté, le cas échéant, devant les tribunaux, s’il avait été traduit en justice ». Le récit met à nu des aventures monstrueuses et des imprudences meurtrières commises dans un nombre de continents. Comme si ce jeune officier, au grade de major en 1969, était un magicien dans un pays bienveillant ne connaissant pas la magie. Il a alors pris à la légère un peuple pensant que le silence pouvait faire une vie. Il s’est contenté d’un semblant de vie à l’attention de ses concitoyens. Il a érigé un mur qui a éclipsé les Libyens et par derrière le mur, dans ce large espace, il n’a suspendu que ses portraits. A ses yeux, ceux d’un dirigeant historique qui « ne commet pas d’erreurs, qui ne vieillit pas et qui a pour prérogatives de manipuler les saisons, de dévier le cours des fleuves et d’expulser les rides rongeant son visage ». Il n’était donc pas étonnant lorsqu’il a été pris en otage de supplier son assassin, en s’écriant : « Je suis le dirigeant ! ».
Ghassan Charbel a fait du livre, regroupant des photographies et publié par la maison basée à Beyrouth Dar Riyad Al-Raïss, un théâtre pour le jeu des compagnons de Kadhafi, dont le plus ancien est le capitaine Abdel- Salam Jaloud et n°2 du régime, qui avait été porté au pouvoir après la révolution. Ils ont parlé de sa piété, sa ferveur, sa dévotion et son semblant de mysticisme. Etait-il sincère et par la suite atteint de folie ?
Peut-être qu’il serait plus adéquat d’établir une comparaison entre lui, Hosni Moubarak et Abdel-Malek Ibn Marawan. On se rappelle Hosni Moubarak dire au début de son investiture : « Le linceul n’a pas de poches », faisant allusion à ses ambitions freinées. Un quart de siècle plus tard, Moubarak disait à l’ouverture de la session parlementaire de novembre 2006 : « Je poursuivrai avec vous l’élan vers l’avenir. Tant que le coeur bat et que je respire ». Quant à Abdel-Malek Ibn Marawan, tel que narré par Al-Soyouti, « il était un adorateur de Dieu, un fervent pratiquant à Médine avant le système du Calife ». Les commentaires des autres éminents historiens sur Abdel-Malek Ibn Marawan allaient plus ou moins dans ce sens.
Modestie et sobriété
Kadhafi est né dans une famille pauvre. Il a tenu à sa modestie et à la sobriété de la vie dans les premières années de sa gouvernance. Jaloud disait que Kadhafi, pendant ses années d’études, était « ponctuel et avait un comportement décent. Il ne fumait pas, ne buvait pas. Mais que plus tard tout a changé de fond en comble en 1975, lorsqu’il s’est accaparé le pouvoir », après la chute du renversement fomenté par Omar Al-Meheshi, membre du conseil de commandement de la révolution, qui a fui vers l’Occident. Kadhafi l’a en fait récupéré à l’issue d’un « sale marché », qui avait mis un terme au soutien qu’il apportait au front Polisario.
Il avait versé au roi Hassan II 200 millions de dollars, contre la restitution de 4 opposants, dont Al-Meheshi. Ce dernier fut égorgé « comme un mouton », tel que décrit par Abdel-Rahman Chalqam. Abdel- Moneim Al-Haouni, qui avait pris en charge le portefeuille de l’Intérieur et des Affaires étrangères ensuite, fut le représentant de la Libye à la Ligue arabe jusqu’à la révolution de février 2011. Il a rapporté que Nasser et Kadhafi s’étaient échangé des visites à maintes reprises. A l’issue de l’une d’elles, il lui demanda ce qu’il pensait de Abdel-Nasser, il confia qu’il voyait en lui un homme policier dans sa signification oppressive. Al-Haouni dit à propos de Kadhafi qu’il a côtoyé depuis 1963 : « Nous le croyions un homme idéal à la fois très poli et très simple dans son mode de vie. Il détestait le faste et le luxe. Il tenait beaucoup aux horaires des prières et recommandait aux autres de le faire ». A l’approche du mouvement de la révolution, il avait posé comme condition qu’elle soit blanche, sans effusion de sang. Après 1969, la personnalité de Kadhafi a radicalement changé. Il a eu la mainmise sur les richesses, il se donnait le droit de faire comme bon lui semble. Il dépensait, lui et sa famille, des sommes exorbitantes des caisses de l’Etat dans un luxe inutile et des futilités. La folie de Kadhafi était prévue avec les richesses énormes qu’il s’était appropriées. Dans chaque ville et chaque vallée, il avait un siège ou un palais. D’ailleurs, Jaloud disait : « Il se prenait pour un dieu et il n’était pas permis à qui que ce soit de s’opposer à lui ou de toucher à son image ».
En 1959, Kadhafi prisonnier avait rencontré dans la même cellule Abdel-Salam Jaloud. Ils sont plus tard devenus des amis inséparables et Jaloud avait son mot à dire à Nasser. Il lui avait confié que le massacre de la prison d’Abou-Selim en 1996 était le plus important après l’holocauste. Al-Mesmari disait que la figure de proue des exécutions des étudiants universitaires en 1976 était Abdel-Salam Jaloud. A la lumière de cela, il était important que l’auteur du livre s’adresse à Jaloud pour en savoir plus sur ce crime. Jaloud lui a alors répliqué disant : « Kadhafi avait le contrôle de tout comme s’il était un dieu sur terre et les autres des esclaves. Kadhafi se croyait le premier et le dernier ». En ajoutant que Kadhafi lui disait : « Je ne respecte que toi dans ce pays ». Et à Jaloud de répondre : « Si tu me respectes, tu dois faire de même avec le peuple libyen ».
Al-Mesmari qui a été semble-t-il un témoin occulte de l’itinéraire de cet homme malade racontait qu’il aimait humilier son peuple ainsi que les dirigeants. Qu’il reportait leur rendez-vous pour les convoquer dans la nuit. « Apportez l’esclave », s’écriait-il alors.
Fi khaymet Al-Kadhafi, refaq al-aqid yakshefoune khabaya ahdoh (dans la tente de Kadhafi …Ses compagnons de route dévoilent les secrets de son époque) de Ghassan Charbel, aux éditions Riyad Al-Raïss, 2013.
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