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Le Caire vu par l’Autre

Sameh Fayez, Lundi, 28 mars 2016

Dans Trois Suédoises au Caire, Anne Edelstam brosse le tableau socio-historique de l’Egypte du siècle passé à travers le regard de 3 femmes suédoises. L’écrivaine était cette semaine à Al-Ahram où elle a présenté son roman et a assisté à une séance de dédicaces.

Le Caire vu par l’Autre

C’est en 1927 que grand-mère Hilda a fait escale pour la première fois à Mansoura lorsqu’elle était venue rejoindre son mari Torsten qui, à l’époque, était un magistrat d’appel aux tribunaux mixtes spécialisés dans le règlement des litiges entre Egyptiens et étrangers. Elle ne savait certainement pas que son destin serait lié à ce pays et que sa fille et sa petite-fille viendraient renouer avec l’Egypte pendant tout un siècle. Trois femmes appartenant à trois générations, d’une même famille, brosseront à leur manière le tableau socio-historique de cette ville cosmopolite qu’est Le Caire. L’écrivaine, qui n’est autre que la petite-fille, y apporte une lecture différente de celle que nous avons coutume de voir dans les livres d’histoire ou dans les témoignages des Egyptiens. Le tableau socioéconomique de l’Egypte durant près d’un siècle est dressé à travers le point de vue de la grand-mère, l’épouse d’un juge « étranger » dans des tribunaux installés par un régime colonialiste, puis à travers sa fille, épouse de l’ambassadeur de Suède au Caire sous le régime Sadate. Et enfin à travers le regard de la petite-fille qui est diplômée à l’Université américaine du Caire dans les années 1970 et qui a compilé ses mémoires dans un roman, Trois Suédoises au Caire, traduit le mois dernier aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya.

Lors d’un colloque tenu au portail Bawabet Al-Hadarat, site d’Al-Ahram consacré aux arts, à la littérature et au patrimoine, le roman Trois Suédoises au Caire a été débattu en présence de son auteure suédoise Anne Edelstam et de l’écrivain et professeur de littérature anglaise à l’Université de Aïn-Chams, Bahaa Abdel-Méguid. En dépit de la confirmation de l’auteure qu’il s’agit d’une histoire vraie ou d’une autobiographie romancée, le livre comprend de nombreux points de litige relatifs à l’histoire de l’Egypte, et qui reflètent la vision d’un narrateur étranger.

L’itinéraire commence avec l’histoire d’amour de Torsten et de Hilda au début du XXe siècle et leur décision de se marier. Ensuite, Torsten est muté pour travailler en tant que juge dans les tribunaux mixtes en Egypte. Hilda le rejoint et ils s’installent à Mansoura. Ensuite, elle repart pour mettre au monde sa fille Ingrid, la seconde héroïne de ce roman, de peur d’attraper une infection si elle accouche au Caire. Ingrid vit ensuite son enfance et son adolescence en Egypte, qu’elle est obligée de quitter peu avant le déclenchement de la Révolution du 23 Juillet 1952. En Suède, elle rencontre un jeune diplomate du nom d’Axel Edelstam, qui deviendra plus tard son mari et père de sa fille Anne, narratrice du roman.

Contrastes sociaux

Le Caire vu par l’Autre

Sans fioritures, le roman présente la réalité de deux générations et de deux classes sociales ayant vécu au sein de la société égyptienne en montrant les contradictions entre elles. Il y a la classe qui gouverne, qui mène une vie à l’européenne, et les couches les plus subalternes regroupant la majeure partie du peuple qui n’a pas accès à l’éducation, à la santé et à la civilisation, un peuple qui vit dans un obscurantisme semblable à celui du Moyen Age. A cet égard, elle donne des exemples de personnes issues du peuple comme le servant que grand-mère Hilda avait du mal à convaincre qu’il ne devait pas marcher les pieds nus.

Sous couvert d’une écriture autobiographique, subjective, le roman a totalement ignoré un fait historique important, à savoir que l’Egypte était une colonie britannique. Les conditions de vie lamentables de la grande majorité des Egyptiens ne sont pas présentées comme étant le résultat de la colonisation britannique, mais du luxe de la famille alaouite qui maltraitait et ignorait ses sujets.

Le roman nous renvoie à des séquences sociopolitiques puisées dans les mémoires de la mère et de la grand-mère. Cependant, aucune mention n’est faite d’événements importants comme les manifestations estudiantines de 1935, déclenchées pour défendre les acquis de la Révolution de 1919 et l’application de la Constitution de 1923. Ces moments phare de l’histoire de la libération de l’Egypte sont considérés comme un chaos par la grand-mère. La même logique se répète avec la Révolution de Juillet 1952. Les Officiers libres et les révolutionnaires sont accusés d’être derrière l’incendie du Caire.

Anachronisme et omissions
Interrogée lors de la rencontre d’Al-Ahram sur l’anachronisme qui caractérise son roman et le fait qu’il ignore, de manière délibérée, certaines étapes de l’Histoire, Anne Edelstam s’est défendue en avançant qu’elle n’était pas chroniqueuse ou historienne, et que « écrire un roman c’est planer dans l’imaginaire ». Cependant, cet imaginaire a omis l’agression tripartite sur l’Egypte et la guerre de 1967. Le roman considère que les conditions dégradantes en Egypte sont dues à la Révolution de Juillet et n’a pas considéré que les guerres peuvent aussi jouer un rôle à cet égard. Elle a de plus considéré que la disparition de la modernité au sein de la ville est devenue plus manifeste avec le départ des communautés étrangères, les considérant ainsi comme les agents de la civilisation.

Malgré les erreurs historiques, le roman présente, sous un angle différent, Le Caire à travers le regard des gens qui ont adoré cette ville cosmopolite. Le roman relate l’itinéraire de trois femmes appartenant à l’aristocratie et qui ont eu des liens d’amitié étroits avec des personnalités politiques et culturelles éminentes telle Hoda Chaarawi, qui était l’amie de la grand-mère Hilda. Il détecte les évolutions historiques et sociales depuis l’époque royale et l’avènement de la famille alaouite jusqu’au socialisme de Nasser, l’ouverture de Sadate et la révolution de janvier 2011 .

Salas Sowediyate Fel Qahira d’Anne Edelstam (Three ladies in Cairo, 2014), traduit en arabe aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya, 2016

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