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Umberto Eco : L’Histoire est faite de grands mensonges

Soheir Fahmi, Lundi, 07 mars 2016

Essayiste, romancier et philosophe, auteur de l’universel roman Le Nom de la Rose, Umberto Eco est mort à 84 ans. Al-Ahram Hebdo republie un extrait d’un entretien exclusif avec lui lors de sa visite de la Bibliothèque d’Alexandrie en 2003.

Umberto Eco

Al-ahram hebdo : Vous êtes un passionné du Moyen Age. Déjà à 20 ans, vous aviez été épris du livre Les Très Riches heures du duc de Berry, et depuis, vous avez poursuivi ce cheminement, même si vous êtes aussi très préoccupé par le monde contemporain et la modernité ...
Umberto Eco : J’ai terminé ma thèse à 22 ans sur l’esthétique du Moyen Age. Cet intérêt remonte à mes années d’université, et depuis, sans être devenu un médiéviste à temps plein, je me suis occupé d’autres problèmes d’esthétique et de communication, mais je n’ai jamais abandonné le sujet. J’ai fait des voyages pour visiter les églises romaines et gothiques et voir des écrits divers. J’ai écrit cette introduction aux Très Riches heures du duc de Berry que tout le monde connaît, pour la première édition en fac-similé de cette oeuvre qui est d’une réelle perfection. D’ailleurs, lorsque j’ai écrit mon roman Le Nom de la Rose, on m’a demandé pourquoi je l’avais situé à cette époque. Parce qu’effectivement, cette époque, je la connais directement alors que notre époque je la connais seulement à travers les écrans de télévision.

— Est-ce pour cela que vous avez choisi le polar comme genre alors que vous admirez tellement Joyce, Proust, Borges, etc. Est-ce un moyen pour vous de démonter les fils d’une intrigue ? Mieux comprendre en quelque sorte ce qui se passe ?
— Je crois que toute enquête philosophique, scientifique a la structure d’un roman policier. Il s’agit de trouver une cause. On pourrait réduire tous les livres philosophiques de tous les siècles à une structure policière. Et je crois que c’est la raison pour laquelle les gens aiment le polar, parce que c’est une espèce de question métaphysique : à qui la faute ? Nous vivons ici, nous sommes condamnés à mourir. Qui est le coupable ? Toute la philosophie tourne autour de cette question. C’est l’ossature de toute narration. Et dans toutes les narrations, même si elles ont l’air de raconter une histoire d’amour ou autre, il y a toujours cela. Les grandes tragédies de l’histoire de l’Antiquité classique, comme par exemple OEdipe roi de Sophocle, sont conçues comme un grand policier. Il s’agit de trouver le coupable, sauf que le coupable est le protagoniste. C’est une très belle idée pour un roman policier.

— En fait, ce qui vous intéresse, que vous soyez sur un texte ancien ou un texte moderne, c’est de démonter les stratégies alors que le texte se fait. Vous faites cela aussi bien en tant que critique littéraire que dans vos romans. Vous dites d’ailleurs que votre jouissance est plus grande lorsque vous travaillez de cette manière ...
— Je raconte toujours cette histoire. Un des membres du jury, qui d’ailleurs a publié ma thèse en livre, ce qui veut dire qu’il l’a trouvée bien, m’a fait cette remarque intéressante. « Les savants en général poursuivent des recherches faites de faux pas, d’essai et d’erreur, mais ce qu’ils nous donnent à lire en fin de compte c’est le résultat de leur recherche, alors que vous, vous racontez tout, même les phases inutiles de votre recherche ». En effet, j’aime mettre en scène l’histoire de la recherche. C’est ce que je fais dans tous mes essais. Et naturellement, lorsque j’ai eu l’idée farfelue d’écrire un roman, j’ai suivi la même stratégie narrative. Je suis passé de l’essai au roman de manière plus ou moins consciente.

— Vous aimez bien démonter les stratégies qui mènent à la non-connaissance, à la fausse connaissance, parce qu’il y a en permanence chez vous un besoin de connaissance ...
— C’est vrai, tous mes romans sont ce qu’on appelle en allemand un beldung, l’histoire d’une formation. Il y a toujours un jeune homme avec quelqu’un de plus âgé. Vous avez mentionné Joyce. Et qu’est-ce Joyce ou Proust sinon un beldung ? J’aime raconter comment quelqu’un se développe et grandit, ou au contraire rate quelque chose. Démonter le processus de la fausse connaissance lorsqu’on croit qu’on a tout compris. C’est le métier d’un philosophe. J’aime essayer d’éclaircir les choses, savoir de quoi on parle. Ce n’est pas par hasard que j’ai commencé mes études avec une thèse sur saint Thomas d’Aquin. C’était un homme qui essayait de démonter les mécanismes qui éclairent les différentes manières de voir la question en donnant la parole aux adversaires. Pour les contester ensuite évidemment, mais il le faisait néanmoins. Ce qui n’était pas facile à l’époque (…) .

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