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A mon cher Babaï

Dalia Chams, Mardi, 09 juin 2015

La journaliste franco-iranienne, Delphine Minoui, part à la recherche de ses origines persanes et livre un témoignage où l’histoire personnelle se confond à celle du pays. Son dernier ouvrage, Je vous écris de Téhéran, est un récit aussi passionnel que profond.

A mon cher Babaï
« l’avion décolle. Enfin ! Vu du ciel, le mausolée de l’imam Khomeyni ne forme plus qu’un point dans la nuit avant d’être englouti par les nuages (...). J’ai quitté ton pays sans me retourner. Comment dire adieu à une moitié retrouvée de soi-même ? ». Quelques années se sont écoulées depuis cette scène de départ, datant de juin 2009, après la réé­lection du président ultranationaliste Ahmadinejad.
La journaliste Delphine Minoui, prix Albert-Londres il y a bientôt dix ans pour ses reportages en Iraq et en Iran, était redevenue citoyenne de la Perse millénaire. De retour à Paris, elle n’arrivait plus à écrire ; ayant perdu la distance nécessaire pour raconter, et a dû mettre cinq ans avant de parachever son troisième ouvrage sur l’Iran, le plus personnel d’ailleurs. Car la grande reporter au Moyen-Orient du Figaro a décidé de centrer son récit sur son histoire et celle de son grand-père paternel, iranien. Elle adresse une lettre posthume à ce dernier qui, sans être le personnage principal du livre, en est incontestablement à l’origine.
La mort subite du grand-père en 1997, dans un hôpital parisien, a incité la journaliste, alors fraî­chement diplômée, à partir sur les traces de sa famille, à sonder le passé pour mieux comprendre le présent. Et c’est justement en fouillant l’histoire de son pays qu’elle effectue une quête de soi et développe une forte sensibilité vis-à-vis de la région.
Pourtant, avant la disparition de son aïeul, elle entretenait avec lui un lien essentiellement épistolaire, parce qu’il n’avait jamais voulu quitter Téhéran, après de longues années passées à Paris en tant que représentant de l’Iran à l’Unesco. Et elle, de mère française, a grandi et avait vécu en France. Un jour, il lui a offert en cadeau ces vers de Hafez : « Celui qui s’attache à l’obscurité a peur de la vague. Le tourbillon de l’eau l’effraie. Et s’il veut partager notre voyage, il doit s’aven­turer bien au-delà du sable rassurant du rivage ».
Comme la plupart des Iraniens, il trouvait en cet illustre poète du XIVe siècle quelque chose de magique ; ses écrits valaient mieux que toutes les boules de cristal : il suffisait de piocher un de ces vers au hasard pour entrevoir son avenir proche. Et ce fut en quelque sorte le cas de Delphine, qui a osé « s’aventurer bien au-delà du sable rassu­rant du rivage ». Elle est arrivée à Téhéran en 1997, environ six mois après l’élection du mollah réformiste, Khatami, afin d’effectuer un reportage sur la jeunesse, comme pigiste à RFI. Puis, elle y est restée 10 ans au lieu d’une semaine. Delphine Minoui a attrapé « l’iranite », comme elle dit, ce virus qui l’a rendue accro à l’Iran, ne voulant plus le quitter, sauf obligée par la tension qui régnait avec l’éclatement du « printemps iranien ».
Loin de la caricature
Tout en découvrant la vie de son Babaï chéri, par fragments, lui pardonnant bien des écarts, elle nous emmène dans son monde à l’iranienne, loin de la caricature médiatique du pays des mollahs. On n’a plus affaire simplement au tchador et au terrorisme, mais à un pays qui n’a rien perdu de son dynamisme, un pays tiraillé entre repli natio­naliste et désir d’ouverture. Cette lutte entre réfor­mateurs et conservateurs constitue la toile de fond de toute l’oeuvre.
La lettre posthume à Babaï est le fil conduc­teur, reliant plusieurs autres récits proches du reportage qui nous font visiter des endroits mul­tiples. D’abord, il y a Qom, la cité religieuse et le premier foyer de contestation de la théocratie.
« C’est là, à l’ombre des minarets, que se déroule le vrai duel entre réformateurs et conservateurs. Une guerre de religion, ou plutôt d’interprétation de la religion. islam contre islam », dit-elle. C’est là aussi qu’elle rencontre le fils de l’ayatollah Ali Montazeri, son père étant assigné à résidence dans sa propre maison, ayant cependant le grade le plus élevé dans la hiérarchie religieuse chiite.
« La seule solution pour sauver la réputation des religieux, c’est de sortir de la politique », souligne Ahmed Montazeri, contestant le fameux principe de velayat-e-faghi (la souveraineté du dogme, consacrant la primauté du religieux sur la poli­tique). Cette déclaration résonne avec celle pro­noncée quelques années plus tard par le petit-fils de l’imam Khomeyni, que la journaliste a ren­contré en Iraq : « Les Iraniens sont friands de liberté. Un rêve impossible tant que religion et politique resteront liées. Alors s’il n’y a d’autre solution qu’une intervention américaine pour obtenir cette liberté, je pense que mon peuple y sera favorable ». Mais l’océan d’insoumis qu’elle décrit en train de défiler dans les rues de Téhéran, ces jeunes sortis vociférer « mort au dictateur », ne se place guère dans cette même logique pro-américaine.
Delphine Minoui nous écrit de Téhéran sur toutes ces femmes et hommes admirables que le pouvoir n’est pas parvenu à briser. On intègre son cercle d’amis et de connaissances : Niloufar, la marraine des jeunes, Baghi, le journaliste qui se convertit aux droits de l’homme, Sara la blo­gueuse qui s’évade pour écrire des poèmes à la lumière d’une bougie en chantant, le milicien bassidji obnubilé par le mythe du martyr, le maestro non-voyant de Shiraz … Bref, toute une galerie de portraits qui permet de brosser le tableau de la répression, mais aussi celui de la transgression des interdits que l’on retrouve sur une piste de danse ou lors de soirées arrosées où le vin se dit « jus de grenade ». L’auteur se raconte et raconte les autres.
Je vous écris de Téhéran, par Delphine Minoui, aux éditions Du Seuil, 2015. 318 p.
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