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Quand l’image se passe du dialogue

Yasser Moheb, Lundi, 25 novembre 2013

Dans Farch we ghata (matelas et couverture), le jeune cinéaste Ahmad Abdallah donne une image marmoréenne de la situation tumultueuse de la société égyptienne en ces temps révolutionnaires.

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Asser Yassine, le jeune homme taiseux.

Selon Alfred Hitchcock, la véritable épreuve pour un cinéaste est celle d’exprimer des émotions de manière visuelle, comme à l’époque du cinéma muet. Farch we ghata (matelas et couverture) vient comme une parfaite illustration pour cette pensée. Ayant recours à un style où l’omerta règne ou presque, le réalisateur Ahmad Abdallah parvient à raconter une histoire baroque, en utilisant le moins possible de dialogues et en misant uniquement sur la puissance de l’image.

Histoire de révolution, de fuite de la prison, d’amour familial et personnel non surpassé, scènes de poursuites et d’autres d’attaque, Farch we ghata atteint une dimension expressive assez esthétique.

L’histoire tourne autour d’un jeune homme modeste et discret dont on ne connaît pas le prénom, mais qui est appelé sur la bande finale sous le nom d’al-fata (le jeune homme). Ce personnage taiseux — interprété par Asser Yassine — vient de fuir de la prison parmi d’autres, lors des incidents du 28 janvier 2011. Il commence ensuite son déplacement entre des quartiers et des communautés de marginaux et de démunis. Il ne prononce qu’une dizaine de mots tout au long du film, mais il dit en fait des tas de choses.

Dès le début, le réalisateur nous embarque dans son film par un parti pris de mise en scène plongeant dans la noirceur. Et ce, afin de mieux nous installer dans la situation du jeune fugitif. C’est pourquoi il dresse champ et contrechamp et ne filme qu’à partir du point de vue duwprotagoniste, d’où des plans-séquences frappants dans un décor fort expressif.

Nettement pro-l’être humain, ce film témoigne et observe sans faire de discours. Abdallah s’intéresse plus alors à l’image qu’au dialogue, tout en donnant une part assez considérable aux sons de l’entourage, préférant le côté contemplatif. Car il s’agit d’une composition ascendante d’images et d’idées. De quoi nous obliger à rester immobiles pour capter l’entièreté du message qui nous est proposé.

Le film est surprenant, surtout par le silence quasi total des protagonistes, avec les bruits qui les entourent.

Entre fiction et documentation

Ayant une trame des plus minces, des dialogues rares et des personnages peu nombreux, Farch we ghata n’est pas un film essentiellement politique sur la révolution. Il se situe entre fiction et documentaire, offrant une suite de tableaux, et une série d’images qui paraissent volées au quotidien. Cependant, se voulant être à la fois poème engagé et réflexion humaniste sur la situation de certaines classes et types d’individus, le film déroute dans un certain sens.

Il oblige le spectateur à faire un effort de remise en place en ce qui concerne les images présentées. Une grande beauté stylistique compacte donc, mais n’arrive qu’à émettre des idées disséminées ici et là.

Tout n’est pas toujours très clair dans le film, qui joue essentiellement sur le ressenti plus que sur le dit. Ahmad Abdallah, le réalisateur, a dépassé de loin Ahmad Abdallah le scénariste. Le flou scénaristique est très présent. On commence le film avec une phrase prononcée par le fugitif blessé — Mohamad Mamdouh — via des scènes enregistrées sur son portable.

Celles-ci font allusion aux réalités cachées concernant l’accident de l’ouverture des prisons lors de la révolution de janvier 2011, pour faire fuir les criminels et les détenus politiques. Cette phrase : « J’ai pris cette vidéo pour que les gens sachent ce qui s’est passé réellement », est reprise en choeur devant les autres personnages à chaque fois qu'ils consultent les vidéos. Toutefois, le film commence et se termine sans que le spectateur comprenne ce qui s’est passé réellement.

Une autre scène vient montrer des attaques commises contre les coptes, toujours à travers des vidéos exclusives, adressant des accusations à de simples citoyens et aux gens de l’armée. Mais cela ne clarifie guère la situation. Il en est de même quant au recours aux chants soufis et aux louanges du prophète dont l’usage a teinté l’oeuvre d’un air soufi, super-oriental, sans éclaircir le sens.

Le film laisse le spectateur observer les personnages, leur comportement, leur manière d’être et leur façon de penser et d’agir sans parler, dans la majorité des cas.

Saisissant, voire bouleversant, il transporte par l’envie de la découverte. Par ses personnages, par l’absurde, la mélancolie, la sobriété de ses idées et de sa mise en scène, Farch we ghata n’est pas sans rappeler les films d’Elia Suleiman.

La direction des acteurs est d’ailleurs remarquable, puisque le réalisateur est parvenu à trouver de jeunes débutants, avec leurs vertiges, douleurs, frustrations et désespérances.

Le comédien Asser Yassine s’avère d’une maturité éblouissante ; il dévore la caméra de par ses expressions physiques et émotionnelles, sans placer un mot. Latifa Fahmi, elle aussi, sans prononcer un seul mot, a excellé dans le rôle de la mère, grâce à ses regards et sa gestuelle, exprimant de profondes émotions.

On ne peut pas passer à côté des magnifiques plans du directeur de la photo, Mahmoud Héfni, laissant aux personnages la chance de donner d’eux-mêmes sur écran.

Pour son troisième long métrage, le réalisateur/scénariste prévoyait donner corps à un film sublime, mais à cause de quelques problèmes d’écriture, il dresse une oeuvre plus sobre et plus intime.

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