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Tariq Mamoun : Il nous faut en Egypte un mécène de poids au service des arts plastiques

Névine Lameï, Mardi, 27 avril 2021

Après dix ans de fermeture, le Musée de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse, qui abrite l’une des plus importantes collections d’art européen des XIXe et XXe siècles au Moyen-Orient, vient de rouvrir ses portes. Entretien avec Tariq Mamoun, directeur du musée et son conservateur.

Tariq Mamoun
Tariq Mamoun.

Al-Ahram Hebdo : Comment est née la nécessité de réhabiliter le Musée de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse ?

Tariq Mamoun : Après le vol du tableau Coquelicots et marguerites (1887), l’un des chefs-d’oeuvre de Van Gogh, découpé dans son cadre en plein jour, le 21 août 2010, au Musée de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse, le gouverne­ment égyptien a promis d’engager d’importants efforts pour moderni­ser les systèmes de surveillance du musée et accélérer son développe­ment. Sa réhabilitation inclut le trai­tement des réseaux aérauliques, du système d’électricité et d’eau, du système de lutte contre les incen­dies, du système de sécurité et le développement du scénario de pré­sentation de la collection du musée, ainsi que sa programmation archi­tecturale et muséographique. Je me suis engagé dans ce travail en 2014, c’est-à-dire quatre ans après la fer­meture du musée en 2010. Les répercussions sociales, politiques et économiques suite au déclenche­ment de la Révolution du 25 Janvier n’ont pas permis de démarrer immé­diatement les travaux ; la grande collection d’art européen, principa­lement français, des XIXe et XXe siècles a été transportée provisoire­ment dans des dépôts du secteur des arts plastiques. Et voici que le musée rouvre finalement ses portes au public, après sept ans de travail assidu.

— Comment est conçu le travail de présentation actuelle de la grande collection du musée ? Est-elle agencée différemment qu’avant ?

— Le musée, côté architecture, conserve les traits que Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse ont laissés après leur décès, c’est-à-dire ceux d’un palais de style français érigé en 1915 et réparti en rez-de-chaussée et trois étages. Un palais qui avait ouvert ses portes le 23 juillet 1962, pour devenir après sa rénovation, en 1995, le Musée de Mahmoud Khalil et son épouse. De 1995 à 2010, la présentation de la collection du musée était axée sur la forme esthétique, que ce soit en ce qui a trait à l’agencement, au côté historique ou à la documentation. Les oeuvres de Gauguin étaient dis­persées dans les différents étages du musée, dans une présentation dispa­rate loin de toute conjonction. Aujourd’hui, la présentation de la collection a une nouvelle forme, elle consiste à rassembler conjointement toutes les oeuvres d’un seul artiste, peintre ou sculpteur, dans un seul endroit. Ce nouveau format proche d’un travail de documentation confère un caractère d’unicité et permet au visiteur du musée de suivre les différentes étapes artis­tiques de chaque artiste à part, ses expériences, son style, ses tech­niques, ainsi que l’histoire de son art et son évolution. Et ce, sans subir la peine de se déplacer entre les diffé­rents étages du musée pour faire le lien entre ses oeuvres. Le musée ras­semble 304 pièces d’art collection­nées par Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse, de 1930 jusqu’à leur décès, dont 143 peintures et 50 sculptures sur différents supports datant de 1830 à 1905. Cela va du classique au réaliste, du romantique à l’impressionniste et jusqu’à l’art contemporain et la peinture reli­gieuse, de la vie d’aristocratie à celle des gens ordinaires et des pay­sages à l’homme et la nature. D’ailleurs, la collection du musée comprend, entre autres, l’art d’Eu­gène Delacroix, Eugène Fromentin, Charles-François Daubigny, Gustave Courbet, Johan Barthold Jongkind, Edgar Degas, Claude Monet, Auguste Renoir, Paul Gaugin, Vincent van Gogh, Jean-Auguste Ingres, Auguste Rodin, Georges Michel, Henri Lebasque, Giovanni Segantini, Jean-Baptiste Coreau, Alfred Sisley, François Millet, Camille Pissarro, Gustave Moreau ... Un art pictural et sculptural de qua­lité qui s’accompagne tout au long de la présentation dans toutes les salles et tous les couloirs du musée, de vases, de récipients, de plats en porcelaine du XVIe siècle, notam­ment chinois, français, turcs et per­sans qui sont présentés côte à côte avec des boîtes de stockage d’usten­siles en métal émaillé et d’un grand tapis mural du XVIIe siècle de Belgique. Une manière de donner vie à la présentation muséale de la collection agencée d’une manière subtile et délicate, dans une beauté visuelle et harmonieuse, cohérente et coordonnée. A savoir que Mohamad Mahmoud Khalil était un collectionneur qui s’intéressait aux arts artisanaux d’Extrême-Orient, de la Chine et du Japon. D’où un large éventail de pierres précieuses et d’objets de valeur installés dans une sorte de muséographie, soit dans des vitrines isolées, soit ils sont directe­ment disposés à l’air libre.

— Vous êtes un grand admirateur de Mohamad Mahmoud Khalil, vous considérez son musée comme l’un des plus importants de l’histoire de l’art en Egypte et dans le monde entier …

— Faisant partie de l’histoire créative de la civilisation humaine, la riche collection que comprend le Musée de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse Emilienne Hector Luce ne vient pas du hasard. Cette collection de qualité soigneu­sement sélectionnée par le couple vient tout d’abord de l’âme de ses propriétaires. Une collection à lan­gage universel, le langage des arts plastiques capable de permettre au monde, dans un échange culturel, de se connecter humainement les uns aux autres. Pour compléter le jeu des mots croisés de tout un art européen fortement présent dans différents pays du monde, tout amateur d’art est invité à passer par l’Egypte pour visiter le Musée de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse. Un musée qui offre à son hôte, à travers sa collection muséale, un riche savoir sur la culture européenne et ses pionniers. Là, au musée, l’art européen est au menu. A mon avis, Mohamad Mahmoud Khalil n’était pas uniquement un homme d’Etat, mais aussi un fervent d’art. C’est lui qui a parrainé le mouvement des beaux-arts après avoir cofondé et présidé la Société des amoureux des beaux-arts en 1924. Il a également contribué au renforcement des échanges culturels entre l’Egypte et la France au cours de la première moitié du XXe siècle. De nos jours, il nous faut en Egypte un mécène de poids au service des arts plastiques, un parrain combattant à l’instar de Mohamad Mahmoud Khalil. Communiquer est un art pour se comprendre, échanger et partager ce que l’on a en commun.

— Avez-vous décidé des activités culturelles à venir pour la programmation annuelle du musée ?

— Je suis tout d’abord un artiste plasticien, mais le travail administra­tif m’occupe pleinement, même au détriment de mes propres productions artistiques. Néanmoins, depuis ma gestion du centre Saad Zaghloul, à Mounira, puis du Musée d’art contemporain égyptien, à l’Opéra du Caire, suivi actuellement du Musée de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse, je me suis complètement dévoué au travail administratif dépendant du secteur des arts plas­tiques en Egypte. Disciple des grands artistes gestionnaires, dont Ahmad Nawwar, Ahmad Fouad Sélim, Mohsen Chaalane et Mohamad Rizq, je suis bien formé pour savoir com­ment organiser des activités cultu­relles et de grandes expositions artis­tiques muséales. Toutes les activités culturelles (colloques, ateliers d’art, soirées poétiques, spectacles théâ­traux …) du Musée de Mohamad Mahmoud Khalil sont en cours de préparation. Elles seront axées sur un thème principal qui abordera l’his­toire et l’évolution de l’art mondial et de l’art égyptien.

1, rue Kafour, Guiza. De 9h à 17h (sauf les lundis et vendredis). Horaires du Ramadan, de 9h à 13h30

Le politicien fervent passionné d’art

Tariq Mamoun
Femme avec foulard blanc, de Renoir.

Homme d’Etat et collection­neur francophile, Mohamad Mahmoud Khalil (1877-1953) est né dans une riche famille aristo­cratique. Il se rend à Paris en 1903 pour étudier le droit à la Sorbonne. Il épouse Emilienne Hector Luce (1882-1960), une musicienne de la classe moyenne française. Le couple accumule depuis 1930 une importante col­lection d’objets d’art français. Jusqu’à sa mort à Paris, Mohamad Mahmoud Khalil ne cesse d’enri­chir sa collection tout en menant une longue carrière politique : ministre de l’Agriculture (1937), président du Sénat (1939-1940), fondateur de la Société des amou­reux des beaux-arts du Caire (1924), commissaire du pavillon égyptien à l’Exposition interna­tionale de 1973 et membre cor­respondant de l’Académie des beaux-arts de Paris (1948). A sa mort, Khalil lègue l’ensemble de son impressionnante collection à sa femme. A la mort d’Emilienne en 1960, le tout a été légué par testament à l’Etat égyptien, à condition que la demeure fami­liale soit transformée en musée.

Une brève visite

Tariq Mamoun
Musée et palais de Mohamad Mahmoud Khalil et son épouse.

Construit dans un style français d’art nouveau, le musée, qui était à l’origine un palais, est installé dans un ancien hôtel particulier construit en 1905 pour le banquier Raphaël Suarès (1846-1909) et qui fut racheté par Mohamad Mahmoud Khalil en 1918. Le côté est du bâtiment surplombe le Nil. Son côté ouest présente les caractéristiques du style néoclassique. Entourée d’un vaste espace vert, une statue de Mohamad Mahmoud Khalil garnit l’entrée du palais.

Le rez-de-chaussée comprend la poterie phare du musée, La Fontaine en verre, qui date du Ier siècle av. J.-C. Le 1er étage du musée est consacré aux chefs-d’oeuvre sculpturaux en bronze d’Auguste Rodin. A savoir : L’Appel aux armes (1879), modelé par la lutte entre la forme et la lumière ; Balzac (1897), dressé debout comme un menhir à masque humain et à forme majestueuse et fantomatique ; Eve (1882), conçu dans un style qui marie le romantisme à l’impressionnisme.

Les Baigneuses appartenant au style post-impres­sionniste, ainsi que La Vie et la mort, toutes les deux de Paul Gaugin, marquent le 2e étage. Cette dernière peinture est basée sur un jeu d’oppositions : le contraste des chairs, vie rose et mort verdâtre, des chevelures noires et rouges, les rochers et la mer sombre avec du sable clair, les corps de deux femmes, un refermé sur lui-même, alors que l’autre s’ouvre et s’offre. Ce tableau allégorique rappelle ce moment d’incertitude dans la vie de Gauguin, entre Arles et Tahiti. Toujours au 2e étage, Les Nymphéas de Claude Monet représente le jardin des fleurs, et plus particu­lièrement le bassin de nénuphars, de la maison du peintre à Giverny.

Au 3e étage, figurent La Madeleine agenouillée, de Jean-Jacques Henner, Fatima en Odalisque, de Jean-Auguste-Dominique Ingres, ainsi que nombreuses peintures d’art figuratif signées Pierre-Auguste Renoir. Citons : Femme avec foulard blanc, Les Fleurs de dahlias, Une Tasse de thé et des manda­rines, Un Paysage naturel de printemps et Une Petite fille portant un chapeau. Des peintures qui abandon­nent le paysage impressionniste au bénéfice de la représentation de l’être humain, dans un quotidien joyeux et un cadre urbain ou bucolique, intime ou populaire, qui lui valut le surnom de « peintre du bon­heur ».

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