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Jean-Marie Teno : Un documentaire est un miroir où chacun peut découvrir sa propre image

Hala El-Mawy, Mardi, 23 mars 2021

Avec plus d’une vingtaine de films documentaires primés dans les grands festivals du monde, le réalisateur camerounais Jean-Marie Teno est l’invité d’honneur du Festival du film africain de Louqsor (du 25 au 31 mars). Ses courts et longs métrages portent souvent sur les effets du colonialis­me et du néocolonialisme au Cameroun. Entretien.

Jean-Marie Teno

Al-Ahram Hebdo : Vous avez fait des études en communication et tra­vaillé en France pendant une quinzaine d’années dans l’audiovisuel et puis le journa­lisme. Pourquoi le cinéma a-t-il été votre terrain de bataille ? Certains pourraient s’interroger pourquoi vous racontez l’Afrique dans vos films, alors que vous avez choisi de faire carrière et de vous installer en Europe

Jean-Marie Teno : En grandis­sant, j’ai été témoin du harcèlement que subissaient les journalistes qui travaillaient pour les médias publics par le pouvoir. Il n’était pas rare d’entendre dire qu’ils avaient été arrêtés ou conduits dans un com­missariat où ils subissaient des vio­lences morales et physiques pour des propos qu’ils auraient tenus à l’antenne, propos parfois irréfu­tables. Mais la règle non formulée était qu’il ne fallait parler de rien qui puisse mécontenter les repré­sentants de l’Etat. Outre la censure, il y avait toutes sortes de menaces. Alors pour parler de l’environne­ment dans lequel j’ai grandi et dans lequel continuent de vivre les gens qui me sont proches, j’ai pensé qu’en montrant les images — à l’époque le Photoshop n’existait pas encore — je contournerai cette censure stupide, c’est ainsi que le cinéma documentaire s’est imposé à moi.

En ce qui concerne la seconde partie de votre question, elle sou­lève une autre question : vivre un moment en Europe vous trans­forme-t-il au point de changer radi­calement vos visions du monde et le point de vue à partir duquel vous vous exprimez ? La meilleure réponse à cette question est ce pro­verbe qui dit : un tronc d’arbre qui séjourne dans l’eau du marigot devient-il un crocodile ?

— Vous décryptez depuis des années l’histoire coloniale et postcoloniale à travers des films documentaires cultes qui déran­gent. Comment a-t-on reçu vos films sur le continent et ailleurs ?

— L’histoire coloniale et postco­loniale du continent est l’une des matrices à partir desquelles se déclinent l’ensemble des problèmes du continent. Dans les universités, on parle du concept de « coloniali­té » qui permet de réfléchir en pro­fondeur sur les problèmes du conti­nent. Si ces problèmes persistent, c’est aussi parce que sur le conti­nent, il y a des gens, et non des moindres, qui profitent de la situa­tion actuelle et ont intérêt à la voir perdurer. Ils veulent discréditer et rejeter toute réflexion qui les dérange. Pour une majorité d’Afri­cains et d’Européens aussi, ces films sont un contre-discours salu­taire autour du mythe de la mission civilisatrice, qui cache le pillage et la destruction systématiques d’une partie du monde par une autre. Une entreprise criminelle qui dure depuis plusieurs siècles et qui se pare d’oripeaux de charité et de morale.

Jean-Marie Teno
Le futur dans le rétro.

— Croyez-vous que le cinéma documentaire puisse remédier aux maux qui existent dans les pays africains ?

— La vocation du cinéma n’est pas de changer le monde, elle s’ins­crit à mes yeux dans la lignée de ce que disait l’écrivain malien Amadou Hampâté Ba sur le conte en Afrique : Un conte est un miroir où chacun peut découvrir sa propre image. Un film documentaire expose certains faits du point de vue de l’auteur, afin que chacun puisse en tirer ce qui lui semble important. En cela, je pense que la définition du conte d’Hampâté Ba s’applique pour moi au cinéma documentaire.

— Dans vos films, il y a beau­coup d’images d’archives, de témoignages. La mémoire est-elle fragile d’une manière générale ou elle l’est surtout en Afrique ?

— La mémoire se construit à par­tir de récits. Qui contrôle les récits façonne les mémoires. Dans les années 1960, les lois empêchant les Africains de faire des films ont été abolies (l’Egypte et quelques autres pays faisaient excep­tion), les intellectuels et les cinéastes afri­cains ont commencé à construire des récits, à la recherche de mémoires alterna­tives sur le continent. Ils doivent toujours faire face à tout un tas de problèmes, pour atteindre leur objectif final et maintenir en état la situation et l’image du continent.

En forçant les jeunes et les intel­lectuels à quitter celui-ci, on l’abandonne au bon vouloir des anciennes puissances coloniales qui sont tapies dans l’ombre et conti­nuent de sucer à mort ce continent.

Jean-Marie Teno

— Les films africains sont essentiellement projetés dans les festivals internationaux et très rarement dans les salles en Europe même s’ils remportent des prix. De plus, ils sont mal distribués sur le continent. Pourquoi ?

— Parce que ceux qui diffusent une certaine image du continent sont les mêmes qui contrôlent les entreprises multinationales, les­quelles continuent de piller l’Afrique, avec la complicité de dictateurs locaux.

En France, ce sont les mêmes multinationales qui contrôlent les médias, alors exceptionnellement, on peut avoir de manière éphémère un film originaire d’Afrique qui sera montré, souvent accompagné d’une campagne de charité, pour accréditer et renforcer une certaine image du continent. Mais avec tous ces enfants africains nés en Europe et partout dans le monde, une réflexion globale se fait d’elle-même et les choses sont en train de bouger, aussi bien en sport que dans toutes les formes d’art.

— Un grand cinéaste du conti­nent a dit que le cinéma africain anglophone a coupé le cordon ombilical avec le colonialisme, contrairement au cinéma africain francophone. Qu’en pensez-vous ?

— Pas grand-chose. Nollywood (ndlr : terme utili­sé en référence au cinéma nigérien) ne peut pas être une référence pour moi.

— Cinéaste engagé, vous portez la voix de ceux qui n’en ont pas. Est-ce une fatalité pour les artistes afri­cains ?

— Personne ne m’a désigné comme porte-parole. J’ai choisi de prendre la parole pour montrer, dire, questionner et proposer. C’est mon choix. Je respecte celui de ceux qui choisissent d’autres options.

Jean-Marie Teno
Une feuille dans le vent.

— Le Festival du film africain de Louqsor vous rend hommage et vous êtes également membre du jury de sa compétition des documentaires. Quel sentiment ?

— Un hommage, en ces temps de pandémie, et à l’occasion du 10e anniversaire, je tiens à remercier infiniment les organisateurs !

Membre du jury documentaire, je l’ai été dans de nombreux festivals de par le monde. Ce sera, par contre, ma première fois dans ce pays à l’histoire importante et stra­tégique pour le continent, et dont les artistes ont marqué l’histoire du cinéma.

A propos du réalisateur

Né le 14 mai 1954, à Famleng, Bandjoun, Jean-Marie Teno est un réalisateur, monteur et producteur de cinéma camerounais. Il a étudié la communication audiovisuelle à Valenciennes, et a travaillé comme criti­que cinématographique et comme chef-monteur à France 3. Puis, en 1983, il réalise son premier court métrage documentaire, Schubbah.

Il a été sollicité pour enseigner à plusieurs reprises aux Etats-Unis, notamment en 2007-2008, où il a été « visiting artist », dans le cadre de Copeland Fellow à Amherst College (Massachussets), et en 2009-2010 « visiting professor » à Hampshire College (Massachussets).

Il a toujours produit ses propres films à travers la société Les Films du Raphia. Il scrute l’Afrique de très près depuis son exil en France. Il décrypte depuis des années l’histoire coloniale et postcoloniale dans des documentaires qui dérangent, comme Afrique, je te plu­merai (1992), Le malentendu colonial (2004), Une feuille dans le vent (2013) et Le futur dans le rétro (2018). Ce dernier film propose un enchevêtrement de plusieurs histoires, plusieurs voyages, plusieurs exils qui sont le reflet de la société camerounaise mondialisée. C’est un conte sur la maternité, la fraternité, l’appartenance à un groupe, l’exil et le traumatisme du retour .

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