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Le Caire d'El-Fayoumi

Névine Lameï, Mardi, 19 janvier 2021

Les peintures de Omar El-Fayoumi exposées actuelle­ment à la galerie Nile Art s’inspirent de la ville du Caire avec ses rues, ses cafés populaires et ses gens simples aux regards fixés sur un horizon inconnu.

Le Caire d
La femme chez El-Fayoumi s’inspire des portraits du Fayoum.

« Et comme si … nous étions au Caire » est le titre de la nouvelle exposition de l’artiste-peintre Omar El-Fayoumi, à la galerie Nile Art, à Zamalek. Il s’agit d’environ 90 peintures à l’huile, grand et petit formats, signées 2020. « Depuis le confinement dû au Covid-19, je me suis enfermé dans mon atelier avec mes crayons, mes pinceaux, mes couleurs, sans arrêter de peindre tous les jours et toutes les nuits. Voilà le secret de ce tas de peintures exposées. C’est ma manière de me soulager un peu des souffrances du quotidien, des tourments et des heures grises-grises, monotones et informes que nous vivons de nos jours, et qui se ressemblent toutes. Ceci dans un Caire qui, aux couleurs grises, ténébreuses et brouillardeuses dans mon art, n’est plus comme celui d’autan, celui du beau temps de mon enfance vécue au quartier cairote populaire de Bein Al-Sarayate, où je suis né », déclare Omar El-Fayoumi. Le Caire, avec ses ruelles, ses anciennes maisons et ses gens simples, peint entre un monde féminin inspiré des portraits du Fayoum, et un monde masculin défini par d’innombrables scènes de cafés populaires, avec leurs chaises, leurs tables et les gens en détresse, inquiets et solitaires, constitue pour Omar El-Fayoumi son monde fétiche et sa source d’inspiration. Son art s’ins­pire, en dépit des temps qui passent, des changements sociétaux, environnementaux et spatio-temporels aux tons gris et mélanco­liques, dans un espoir lumineux qui surgit quelque part sur ses toiles, avec des taches de jaune, signes de gaieté et de tonicité, d’éner­gie et de richesse, de sacré et de vie éternelle stylisée avec des fleurs en explosion et des dorures.

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Des scènes découpées de la rue Mohamad Ali avec ses arches et ses immeubles anciens.

Kalam Harim (paroles de femmes) est la peinture phare de l’exposition. Exposée sur le mur principal de l’immense salle de réception de Nile Art, la peinture accentue deux por­traits de femmes aux couleurs riches et chaudes, aux cheveux volants, aux traits pure­ment égyptiens, aux yeux globuleux médita­tifs et aux corps déformés qui ne trahissent pas les proportions et les normes de la beauté. Ces portraits sont inspirés des portraits du Fayoum, au regard fixe, profond et perturbant. « J’invite le récepteur à faire la différence entre les portraits du Fayoum, gravés depuis des mil­liers d’années dans les mémoires, et ceux des Egyptiens contemporains, révélant la sagesse, la persévérance, la soumission au sort », déclare El-Fayoumi. La tenue et la manière des deux protagonistes femmes de Kalam Harim, peintes en duo et ensevelies dans une même étoffe blanche qui les unit intimement dans une nostal­gie contemplative, allient l’ancien au plus contemporain, avec une souplesse et une finesse bien solide et résistante aux aléas du temps. Avec des taches bleues qui remplissent l’air que respirent les protagonistes femmes d’El-Fayou­mi, l’artiste fournit aux générations futures la preuve de l’existence de ceux qui ont vécu jadis, dans une sorte de soulagement des douleurs présentes. Le récepteur se retrouve alors face à un univers brillamment contrasté, oscillant entre ce qui est délectable ancien et déplaisant contemporain. Cette déplaisance du quotidien, tout à fait vraisemblable, est selon El-Fayoumi « le vrai théâtre de la vie ». Une expression qui décrit l’une des salles de la galerie Nile Art où sont exposées dix peintures à l’huile de très grand format accentuant de part et d’autre des protagonistes femmes typiques des années 1960, peintes en solo. Des femmes, tantôt simples tantôt bourgeoises, sont unies par des expres­sions accablées et pensives. « Mes femmes vêtues de couleurs criardes, vivantes et chao­tiques vivent dans un carnaval quotidien brouillardeux. C’est le chaos cairote », lance El-Fayoumi. L’on voit celles-ci bouger, agir dans leurs foyers en toute quiétude. « Enfant, il était très rare de remarquer des visages acca­blés de soucis, mélancoliques ou las. Cet état de morosité est le plus ressenti chez les femmes d’aujourd’hui à la différence de leurs niveaux sociaux », souligne El-Fayoumi.

Peintes en solo ou en duo, les protagonistes femmes d’El-Fayoumi sont dans d’autres pein­tures rassemblées en masse. Unies par un jeu de cartes, dans des salons de thé, installées sur un canapé vétuste ou trônant sur leurs balcons. Les femmes d’El-Fayoumi, dont la majorité sont des amies à lui, ou encore des personnes de son quotidien, sont bigarrées en revêtant un aspect fantasmatique, sans trop de détails. « Même si mes protagonistes femmes révèlent des cas extrêmes : stagnation, attente, sclérose, repli sur soi, elles survivent en dépit des problèmes jour­naliers, du malaise et des crises qui les étouf­fent », déclare El-Fayoumi.

Scènes de cafés

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Jeu d’échecs.

L’art de Omar El-Fayoumi préserve au pré­sent la beauté authentique de tout ce qui est ancien et qui garde son charme. Avec ses mêmes personnages dignes, rappelant inlas­sablement les portraits du Fayoum, Omar El-Fayoumi peint aussi tout un monde mas­culin. Et ce, sous forme d’êtres fantasmago­riques installés dans des cafés populaires cai­rotes. « Ces cafés habités par des visages familiers que l’on croisait au centre-ville dans les années 1980 et 1990 demeurent pour mon art un sujet qui ne s’épuise pas. Je suis un fan des cafés populaires du centre-ville cairote, notamment ceux de la rue Mohamad Ali (rue à proximité du centre-ville cairote connue autrement comme étant celle des almées et des musiciens) que je fréquentais régulièrement dans le temps. Aujourd’hui, je les évite complètement. Ces cafés ne sont plus comme avant. La rue Mohamad Ali ne garde de sa mémoire que quelques arches et piliers anciens. Actuellement, ses couloirs sont débor­dés de fruits et de légumes et sont envahis par le vacarme des klaxons et l’étalage des ordures. Nous vivons dans un carnaval déplaisant », dit El-Fayoumi. L’ensemble de ses peintures trai­tant des cafés populaires cairotes immerge dans une palette ténébreuse et terne, aux couleurs grise et fade. Le malaise ressenti par l’artiste l’incite à présenter des tranches de vie, des scènes découpées de la rue Mohamad Ali. El-Fayoumi essaye de garder en mémoire ce qui en reste, les arches, les immeubles anciens, bref, tout ce qui relève du passé et garde à la rue son caractère de charme. « Ces cafés populaires sont des lieux de rencontre et d’échange où se retrou­vent ouvriers et intellectuels qui se déchargent de leurs soucis et leur solitude. Bien qu’ils soient rassemblés en masse et unis pas un jeu de trictrac ou autres, ces personnages accablés ne communiquent pas réellement. Ils sont des esprits intangibles », explique El-Fayoumi.

Tous les personnages accablés sur les cafés cairotes d’El-Fayoumi sont en attente d’un sau­veur. D’où la présence à foison de saints et d’anges qui s’envolent quelque part dans le décor des cafés populaires d’El-Fayoumi. Voici Mar Guirguis (saint Georges) un appel lancé par El-Fayoumi en faveur de la préservation de la beauté, de l’authentique et de l’ancien. Dans sa peinture La Trinité, l’artiste s’inspire de l’oeuvre iconique du même nom d’Andreï Roublev. Les trois anges pèlerins auréolés d’un nimbe d’or de Roublev sont remplacés dans l’art d’El-Fayou­mi par trois hommes assis sur un café. Ils jouent à la carte et lisent l’avenir dans le marc du café. La Trinité d’El-Fayoumi propose en quiétude des univers spirituels et populaires, aux orne­ments détaillés à la Matisse, qui se côtoient et s’entremêlent dans le silence et la contempla­tion.

Jusqu’au 25 janvier, de 10h à 21h (sauf les vendre­dis).14, rue Al-Montaza, Zamalek.

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