Vivre tranquillement, en retrait du monde, isolé dans sa maison pour garder sa sérénité, cela semble difficile. Les intrus sont nombreux, et la vie nous implique dans plein d’événements. Souvent, on n’a pas le choix. C’est dans cet esprit que commence la mise en scène d’Ahmad Fouad, Déjà-vu, actuellement sur les planches du théâtre Al-Hanaguer. Il s’agit d’une adaptation de l’oeuvre du dramaturge suisse Olivier Chiacchiari La Preuve du contraire. Un homme se trouve impliqué dans la poursuite de son ami Adam, accusé d’avoir violé la fille d’un pharmacien. Il reçoit ses voisins qui cherchent tous Adam. Chacun raconte l’histoire de ce dernier, selon son point de vue.
Parfois, il croit à la culpabilité de son ami. Parfois, il est certain de son innocence. Chaque point de vue se présente sous forme d’hypothèse. Ainsi, à travers dix hypothèses, le héros se sent perdu, il n’arrive pas à distinguer le vrai du faux. Il ne sait plus quoi faire : aider son ami, le défendre? Le condamner? Ou jouer à l’indifférent, afin de retrouver la paix ?
Chaque nouvelle hypothèse le pousse à prendre une nouvelle position vis-à-vis de son ami qui n’apparaît jamais sur scène.
Le texte de Chiacchiari a été traduit vers l’arabe en 2011 par Menha el Batraoui, grâce à une coopération avec le Centre culturel suisse du Caire Pro Helvetia. Et ce, dans le cadre d’une initiative visant à faire découvrir aux hommes de théâtre et au public égyptiens les textes des dramaturges suisses contemporains. « J’ai travaillé avec Pro Helvetia afin de monter quelques textes du théâtre suisse sur les planches égyptiennes, en 2013. Alors, j’ai découvert ce texte de Chiacchiari. Et depuis, il me hante. C’est un texte qui suggère plusieurs interprétations », explique le metteur en scène Ahmad Fouad.
Ce dernier a égyptianisé le texte, en le trempant d’humour, pour alléger les incidents sombres du viol, assez détaillés et brutaux dans le texte original. Il a opté pour une mise en scène partant aussi du concept du déjà-vu.
Les scènes sur les diverses hypothèses invitent à la fois le héros et le public à tout recommencer à zéro. En outre, le metteur en scène joue avec le temps, en faisant la différence entre deux niveaux: le temps où se déroulent les événements devant les spectateurs (les scènes qui avancent), et le temps réel où s’est produit vraiment l’incident du viol, fixé à 3h du matin. Ainsi, dans la salle de séjour, l’horloge marque un temps figé, du début à la fin.
Version caricaturale
Outre le personnage principal, cette version a ajouté d’autres personnages caricaturaux qui sont les voisins qui interviennent dans la vie d’un homme qui cherche à vivre en paix. Ils s’imposent.
Les costumes conçus par Marwa Auda accentuent l’aspect parasite des voisins. L’un d’entre eux est en costume bleu foncé et rouge, c’est l’homme d’affaires, nouveau riche qui agit par intérêt. Son épouse porte une combinaison rouge incarnant la femme fatale, infidèle, qui cherche à défendre son amant. Un autre couple représente les arrivistes pauvres. L’homme en tenue sportive est un coureur de jupons qui ne cesse de faire la morale, sur un ton sarcastique. Sa femme, en robe fleurie, s’annonce vulgaire. Bref, leurs comportements, contradictoires et exagérés, nous poussent au rire.
« J’ai l’habitude de monter des spectacles philosophiques. La comédie y émane des situations dramatiques paradoxales. Je m’éloigne complètement des anecdotes et du rire facile, très répandus dans le théâtre égyptien d’aujourd’hui. J’ai voulu présenter un spectacle qui répond aux différents goûts. Dans un premier temps, les spectateurs rient de bon coeur, mais aussi à un autre niveau, ils peuvent toucher à plusieurs problèmes sociaux, à portée universelle. Et sur un autre plan, on peut en saisir la vraie morale de la pièce », souligne le metteur en scène.
Le pari est gagné. Car il a réussi à attirer un large public et le théâtre a affiché salle comble, pendant plusieurs soirées, et ce, en dépit de la méfiance qui règne à cause du Covid-19.
Les comédiens sont excellents, surtout Tamer Nabil dans le rôle du héros principal, tiraillé entre les différentes hypothèses. Il passe de la tranquillité à la perplexité, sans aucune exagération. Nous partageons sa confusion. Les voisins caricaturaux (Ahmad Salakawy, Basma Maher, Mohamad Youssef et Rahma Ahmad) s’avèrent très à l’aise sur scène.
Une scène-clé annonce la fin et résume tout ce jeu de déjà-vu. Le héros confus se trouve en face à face avec ses quatre voisins. Chacun d’entre eux répète la même phrase deux fois d’affilée, avec la même gestuelle, comme si le comédien principal et le public regardaient une vidéo que quelqu’un est en train de faire reculer, en avançant rapidement les scènes.
Vers la fin, le héros entend des coups de frappe à la porte. Son ami Adam le prie d’ouvrir afin d’échapper aux voisins intrigants, qui cherchent absolument à le déclarer coupable. Perplexe, il hésite à ouvrir la porte. Mais son ami le prie de venir à son secours. Le metteur en scène opte alors pour une fin choquante où le héros se doute de lui-même. Où se trouve alors la vérité ? Souffre-t-il de schizophrénie ? Nous-mêmes, nous n’arrivons pas à nous situer.
Déjà-vu, tous les soirs à 20h, le mardi et le mercredi à 19h (relâche le lundi) sur les planches du théâtre Al-Hanaguer, terrain de l’Opéra, Guézira.
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