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Un cinéma maghrébin transnational

Dalia Chams , Mercredi, 28 octobre 2020

Les réalisatrices Kaouther Ben Hania et Lina Soualem, ainsi que le comédien Saïd Taghmaoui, sont parmi les invités du 4e Festival du film d’Al-Gouna, mais aussi les représentants d’un cinéma transnational maghrébin, issu de la diaspora en France. Leurs films disent long sur le rapport de leurs concitoyens, leurs voisins, avec le reste du monde.

Un cinéma maghrébin transnational

Un visa Schengen sur le dos d’un réfugié

Un visa Schengen sur le dos d’un réfugié
Le film de Ben Hania a été donné à l’ouverture, et participe à la compétition Longs métrages fictions.

Tout commence par une déclaration d’amour et de liberté, dans un train, en Syrie. Sam Ali, personnage principal du film L’Homme qui a vendu sa peau, de Kaouther Ben Hania, avoue sa passion et demande la main de sa bien-aimée, Abir, devant tous les passagers. Le pays est en plein révolution, et il a voulu suivre l’air du temps. Dénoncé, il est jeté en prison, puis une fois libéré, il va prendre la fuite, en direction du Liban. Sa fiancée finira par épouser un diplomate syrien, en poste à Bruxelles. Complètement désespéré, Sam est prêt à tout pour pouvoir la joindre. Il conclut un pacte « faustien », avec un très célèbre artiste contemporain : vendre sa peau, pour obtenir un visa pour l’Europe. Plus précisément, le dos du réfugié syrien servira de support pour l’artiste, qui évoque, à travers « sa nouvelle oeuvre d’art », la marchandisation des corps dans le monde du Schengen. Parfois, il est plus facile de se transformer en marchandise pour circuler librement. Et souvent, il faut être intégré dans le système, si non, on ne peut survivre. Sam entre alors dans le monde d’art contemporain, par une porte improbable. Il se transforme en toile « itinérante », que l’on expose partout dans le monde. En contre échange, il est hébergé et nourri dans les plus grands hôtels, a le droit de voyager, même si assuré en tant que « pièce d’art », qui vaut des millions. Son objectification atteint un apogée, lorsqu’il est vendu aux enchères, passant d’un collectionneur à l’autre.

Absurdité sans bornes

En fait, la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania présente dans son film L’Homme qui a vendu sa peau l’une des visions les plus fantasmagoriques de la vie d’un réfugié. Elle est complètement en dehors des sentiers battus et des idées rabâchées. Elle a pu trouver des façons inattendues de susciter l’émotion, d’accrocher les spectateurs et de souligner que l’absurdité de notre « système » n’a pas de limites. Et ce, à travers une rencontre singulière entre le monde des réfugiés, un monde de survie, de fragilité et de protection, et le monde d’art contemporain, un monde élitiste de création, de luxe et d’opulence. Le casting merveilleux a pu transmettre toutes ces nuances, notamment le comédien syrien, primé pour son rôle à la Mostra de Venise, Yahya Mahayni, car tout le film repose littéralement sur son dos ! Ben Hania, née à Sidi Bouzid en 1977 et vivant actuellement entre Paris et Tunis, signe avec ce film son quatrième long métrage. Les événements se déroulent essentiellement en Syrie et en Belgique. Car c’est l’une des cinéastes maghrébins lesquels nous font penser en termes de « cinéma transnational ». Celuici a été construit ces dernières années par des cinéastes issus notamment de la diaspora maghrébine en France ou ceux qui ont été formés en Europe. Ils traitent de sujets à la fois locaux (spécifiques à une culture) et globaux (à même de tisser des liens avec différents publics et des cultures cinématographiques au-delà du pays d’origine), d’où leur succès international et leur capacité à créer des zones de contact interculturelles.

Ici et là-bas

Ici et là-bas
Leur Algérie, de Lina Soualem.

« J’avais besoin de briser le silence, qui a toujours été très présent dans notre famille, et j’ai décidé de le faire après la séparation de mes grands-parents, au bout de 62 ans de mariage », précise la réalisatrice Lina Soualem, 29 ans, qui vient de projeter son premier film, Leur Algérie, au Festival d’Al-Gouna, à travers la compétition Longs métrages documentaires. Ayant fait des études en histoire et en sciences politiques, elle a voulu percer le mystère de cette famille d’origine algérienne, qui parle peu, en tournant un film sur sa vie, et en effet, elle a réussi à nous mettre dans la confidence.

Ses grands-parents arrivés en France en 1952 ont des cartes de résident, renouvelables tous les 20 ans, et son père, le comédien Zinedine Soualem, né en 1957, a été naturalisé français à l’âge de 28 ans. « On a été élevé dans le mythe du retour (…) Je suis Algérien, même si je n’y suis jamais allé », dit ce dernier tout naturellement devant son volant. Tout au long du film, on effectue des va-et-vient en permanence avec les membres de cette famille d’immigrés, entre ici et là-bas. Ici, c’est à Thiers, en Auvergne, au centre de la France, et làbas, c’est dans le village de Laouamer, situé en petite Kabylie, à l’est d’Alger. Quelque part, nous suivons la grande histoire, celle de l’immigration algérienne, qui a été stoppée pendant la seconde guerre et qui a repris dès 1946, car la France avait besoin d’une main-d’oeuvre peu chère, notamment durant la période d’industrialisation des trente glorieuses. « L’Algérien était sujet français, et non citoyen », dit-on dans le film. Mais nous suivons également la petite histoire de « pépé », Mabrouk, qui a travaillé dans la coutellerie, de « mémé », Aïcha, dont la vie « a été ratée un peu au début, et un peu à la fin » et du père, Zinedine, qui a commencé son parcours artistique, en 1976, en tant que mime de rue, avant de décrocher des rôles dans le théâtre et le cinéma.

Couscous et noces algériennes

Ils ont tous reconstruit « leur Algérie » en France. La grand-mère continue à cuisiner son fameux couscous ; elle ne se souvient plus quand et comment elle a appris à le préparer. Pour le mariage de sa fille, en 1992, elle a tenu de vraies noces algériennes, avec danse et musique orientales, mets traditionnels, etc. Le grand-père a invité tous les Algériens de Thiers. Lui, qui vit habituellement dans une carapace, écarquille les yeux tout ronds, à deux reprises dans le film : en visitant le musée de la coutellerie et en racontant à ses amis comment sa petite fille s’est rendue dans son village natal, Laouamer. Ce sont les seules fois où on le voit s’animer, alors que la grand-mère pleure et rigole, toujours en même temps. Quand elle ne veut pas se livrer devant la caméra, elle se contente d’étouffer son rire dans le creux de la main, et de dire « Je ne me souviens plus ». Certaines choses lui font toujours mal, cependant elle a décidé de se libérer du joug de son mari, de vivre seule dans son appartement, près de l’immeuble où il habite, et de continuer à prendre soin de lui.

Les extraits de vidéos de famille, filmées en 1992, ainsi que d’autres vieilles photos, nous plongent de plain-pied dans ces vies, avec une grande finesse. Des bouts de phrases lancinantes révèlent tant de souffrance passée sous silence. « Mes oncles, tous morts ici, sont enterrés là-bas », dit le grand-père, et d’ajouter à un autre endroit du film : « Les Arabes n’aiment pas voir les photos, car ça leur rappellent de mauvaises choses ». Lui-même, il se souvient de l’image de sa mère en train de pleurer, à chaque fois que l’un de ses fils quittait pour la France.

Un roi du mektoub

Un roi du mektoub

« La migration, la diaspora, ont laissé leur impact sur le cinéma. On doit arrêter de laisser les autres donner une image de nous. C’est plutôt à nous de le faire, comme les Italiens l’ont fait. Il faut toujours parler de sujets que l’on connaît ; ce n’est pas du racisme, mais une manière d’aller au-delà des clichés. Martin Scorsese a pu traiter de la mafia italienne dans ses films, à cause de ses origines », a affirmé le comédien francomarocain Saïd Taghmaoui lors d’une rencontre avec le public du Festival d’Al-Gouna, dont il est l’un des honorés cette année.

L’acteur est également naturalisé américain en 2008, ayant entamé une carrière hollywoodienne, après avoir joué le rôle d’un soldat iraqien, devant George Clooney, dans le film d’aventure Les Rois du désert de David Russel, en 1999. Il aime beaucoup « la salade de fruits », comme il se plaît à répéter, en insistant sur ses origines en tant que musulman, arabe et marocain, né en Seine-Saint- Denis, île de France, en 1973. « On n’est rien sans racines. Chacun, de par sa culture d’origine, apporte une couleur additionnelle à la peinture. Comme dans un concert aussi, les musiciens jouent chacun un instrument différent, pour créer de la belle musique », a-t-il souligné. Ses parents sont venus d’Essaouira, au Maroc, pour s’installer en France. Issu d’une famille nombreuse, il a quitté l’école pour suivre une carrière dans la boxe anglaise. Il en était champion dans les années 1990, avant d’avoir son premier rôle dans le film La Haine de Mathieu Kassovitz, sorti en 1995, portant sur une nuit d’émeutes en région parisienne, opposant des jeunes multiethniques à la police.

Le film a valu à Taghmaoui une nomination au César du meilleur jeune espoir masculin. Et depuis, les succès se sont poursuivis, avec les films Ali Zaoua, prince de la rue, A Room to Rent, Hidalgo, Wonder Woman et la série américaine Touch, en 2013, où il incarnait le rôle d’un prêtre hispanique qui s’est transformé en machine à tuer. « La boxe anglaise était un moyen de m’exprimer physiquement, de me rechercher ; après, je le fais à travers le cinéma. C’est une destinée que l’on doit embrasser, du mektoub », a-t-il dit, ajoutant : « Dans Hidalgo, Omar Sharif jouait ironiquement mon père, alors qu’on était amis. Il venait d’une époque magique. Il était le premier à toucher plus d’un million de dollars, pour un film, avant même Burt Lancaster ».

Taghmaoui ne cesse d’évoquer ses souvenirs avec Omar Sharif, qu’il a rencontré dans une partie de bridge, et depuis, ils ont noué des liens d’amitié, puisque l’un et l’autre aimaient transgresser les frontières, tout en étant fiers de leurs origines.

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