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Briser les tabous

Nahed Nasr, Dimanche, 04 octobre 2020

Neuf femmes cinéastes du monde arabe ont créé le collectif Sisters In Film (SIF), qui sera basé à Paris et lancé officiellement durant la prochaine édition du Festival du film d’Al-Gouna en Egypte. Objectif affiché: aider les femmes à tourner dans de meilleures conditions.

Briser les tabous
Dina Nasser (Jordanie).

Le collectif Sisters In Film (SIF) est connu dans le monde arabe sous le nom de Rawiyat (narratrices). Il a été créé par neuf cinéastes arabes qui ont combattu pour faire leurs premiers films et qui peinaient à trouver un financement pour tourner leurs secondes oeuvres. Alors, elles ont décidé de joindre leurs efforts et de partager leur savoir-faire, afin de faciliter leur parcours et ceux des autres, en se solidarisant avec leurs pairs. Elles ont choisi d’avoir leur siège à Paris et de lancer officiellement leur initiative au cours de la 4e édition du Festival du film d’Al-Gouna (en Egypte), prévue du 23 au 31 octobre.

Naziha Arebi (Libye/Royaume-Uni), Yasmina Chouikh (Algérie), Danielle Davie (Liban), Myriam El Hage (Liban), Dorothée Myriam Kellou (Algérie/France), Dina Nasser (Jordanie), Erige Sehiri (Tunisie), Lina Soualem (Palestine/Algérie/France) et Kawthar Younis (Egypte) proposent ainsi une sorte d’union ou de plate­forme qui peut regrouper des représentants de tous les pays arabes, y compris des cinéastes vivant dans la diaspora. Et ce, dans l’objectif de créer un environnement de travail favorable aux femmes, qui les protège de la compétitivité féroce de l’industrie du cinéma. Une première du genre dans le monde arabe.

Tout a commencé en 2019, lorsque les neuf femmes se sont rencontrées pour la première fois à Tunis, puis une deuxième fois à Rabat-Salé au Maroc, pour un atelier conçu par le directeur artistique du Festival international du film de femmes de Salé, Hicham Falah, qui fait partie du programme régional Med Films. Comme le dit le prospectus de SIF, les fondatrices de cette initiative ont réalisé « le nombre de problèmes qu’elles avaient en commun, tels l’isolation, les défis légaux et financiers, le manque de sécurité sociale, le harcèlement moral et sexuel, le manque de support psychologique et la difficulté d’accéder aux renseignements pour produire leurs films. Nous avons toutes ressenti l’absence de réseau et de solidarité, non seulement dans notre région, mais aussi globalement ».

Parmi ces cinéastes, figure Dina Nasser, la réalisatrice palestino-jordanienne, qui a signé le film Tiny Souls (2019) qui suit le quotidien d’une fillette de 9 ans vivant dans un camp de réfugiés, après avoir fui la guerre en Syrie avec sa famille. Le documentaire a été projeté au Festival international du documentaire d’Ams­terdam et au Festival du film d’Al-Gouna ainsi qu’à de nombreux festivals prestigieux. Pour Nasser, la plateforme SIF est une réponse au « traumatisme du premier film » dont souffrent généralement les réalisatrices arabes et qui a poussé plusieurs d’entre elles à abandonner leur carrière.

« Nous travaillons dans un milieu cruel et agressif, dominé par les hommes et des cercles clos », déclare-t-elle. Et de poursuivre: « Au moins, ces neuf femmes qui lancent cette initia­tive pourront faire neuf films et soutenir d’autres qui sont à leur premier ou second film ». Cependant, elle affirme que cela peut se faire sans écarter les hommes. « Il y aura une collabo­ration avec les cinéastes hommes aussi. Nous voulons briser le stéréotype qui nous est imposé ainsi que l’allégation selon laquelle une initia­tive féminine est exclusivement consacrée aux femmes. Notre objectif est de créer un milieu alternatif, mais inclusif où il y a de la place pour tout le monde », fait-elle remarquer.

Plus d’interdits pour les femmes

Le plan d’action de la plateforme SIF est encore en phase d’élaboration, mais Nasser insiste sur les défis de la censure qu’affrontent les cinéastes femmes. « Par exemple, en tant que cinéaste jordanienne, je dois faire tout genre de calculs avant de pouvoir aborder certains sujets. Il existe de nombreux sujets tabous dans le monde arabe et ils sont perçus différemment quand ils sont abordés par une femme. Ce n’est pas chose facile ».

S’ajoute à ceci le manque de compétences spécialisées et de soutien financier, puisque l’art n’est jamais une priorité dans cette partie du monde. « Toutes ces conditions impactent l’in­dustrie. La réalisation cinématographique est le voyage de toute une vie et nous voulons le rendre plus facile, plus agréable, en créant un espace alternatif gouverné par la solidarité et la créati­vité. Nous voulons aussi le rendre accessible aux réalisateurs, producteurs et auteurs, ainsi qu’aux techniciens du cinéma », explique Dina Nasser.

La Libanaise Myriam El Hage est un autre membre du groupe fondateur, elle a réalisé A Time to Rest (trêve, 2015), un voyage personnel dans les horreurs de la guerre civile de son pays, à travers les mémoires de son oncle Riad et de ses amis. « Personnellement, j’ai rejoint le SIF parce que j’ai trouvé extrêmement difficile de faire mon second film. J’ai senti que j’avais besoin d’aide, besoin de gens qui me soutien­nent, besoin de solidarité. Quand une cinéaste fait son second film dans la trentaine, elle affronte toute sorte de pressions sociales. Car elle est censée fonder une famille, avoir des enfants et en même temps, suivre sa passion. Il est très important de donner un coup de pouce aux femmes, pour persister et produire un deu­xième film. Car souvent la plupart d’entre nous arrêtent après des débuts prometteurs. Nous devons rester solidaires et vigilantes pour ne pas sombrer dans le jeu compétitif de l’industrie. Nous devons à tout prix mettre de côté notre égoïsme et commencer à adopter une attitude plus stimulante et plus efficace ».

Etre prises au sérieux

« Dans notre région arabe, le défi le plus important à relever dans le monde de la produc­tion cinématographique féminine est d’être prise au sérieux », souligne Danielle Davie, une autre cinéaste libanaise qui a coproduit deux années plus tôt le film Embodied Chorus, qui a reçu le prix du Festival du film d’Al-Gouna pour le meilleur projet en développement.

Davie poursuit: « Le monde du cinéma est dominé par les hommes. Au Liban, parce que nous n’avons pas de véritable industrie, de nom­breuses femmes travaillent dans le domaine de la production médiatique, mais pas dans la ciné­matographie. Les femmes adoptent des attitudes différentes dans les écoles de cinéma. Ce n’est pas clair, mais on le ressent. Mon challenge est de réaliser l’équité et l’égalité et aussi d’inciter la société à écouter les histoires des femmes. Nos histoires n’ont pas la même perspective du monde que les hommes. Il s’agit là d’un autre challenge. Rejoindre le SIF sera une opportunité pour dépasser cette barrière via la solidarité, un large réseau de communication et d’échange d’expérience ».

Davie explique que l’une des conséquences de cette nouvelle plateforme serait de changer la manière par laquelle les films sont financés et produits. « Pour moi ceci est considéré comme un pas en avant », dit-elle.

Des sujets lourds à commercialiser

De son côté, Lina Soualem ne croit pas que cette initiative soit destinée à changer l’industrie, mais plutôt à donner plus de force aux cinéastes femmes. Soualem travaille actuellement sur son deuxième documentaire. Son premier intitulé Leur Algérie (2019) a obtenu le prix du meilleur documentaire à Cannes Doc Corner et a été primé au Festival du cinéma documentaire Visions du Réel 2020.

« Je ne crois pas que nous puissions changer l’industrie qui abonde de difficultés et qui souffre de compétition malsaine. Nous voulons qu’elle soit ponctuée par plus de solidarité et moins de concurrence entre les cinéastes. La cinématographie est en fait un business où cha­cun travaille en solitaire, indépendamment de l’autre. Raison pour laquelle les femmes cinéastes doivent affronter l’obstacle de devoir se justifier, se prouver ou s’attirer la confiance du public. Il est important d’établir un réseau de communication qui donnerait l’occasion aux femmes cinéastes, dont les films ont été projetés dans des festivals de films, d’entrer en contact avec d’autres cinéastes plus isolées, qui n’ont pas les mêmes opportunités, que ce soit pour les voyages ou les connexions », précise Lina Soualem.

A ses yeux, le monde du cinéma arabe pose de nombreux défis psychologiques. « Les films débattent de thèmes lourds difficiles à digérer, telles l’instabilité politique et l’angoisse de la guerre ou de la colonisation. Il est psychologi­quement difficile de faire un chef-d’oeuvre discu­tant de causes sociopolitiques, car il faut défendre sa vision et trouver l’argent pour le faire, que ce soit en Occident ou dans le monde arabe. Ensuite, il est difficile de le diffuser. Le type de solidarité qu’offre le SIF peut permettre à celles qui ont plus de pouvoir et de savoir-faire de les communiquer aux autres », dit-elle.

L’Algérienne Dorothée Myriam Kellou, prési­dente du SIF, a réalisé en 2019 le film Made in Mansoura, You Separated us, où elle raconte son périple avec son père dans leur village natal de Mansoura. Kellou, armée de l’expérience de deux mondes français et algérien, comprend bien les difficultés que rencontrent les cinéastes femmes arabes. « Nous abordons des thèmes qui ne sont pas facilement acceptés dans nos socié­tés. Dans mon film, je traite du colonialisme, qui est toujours considéré comme un sujet tabou en France, et pour lequel il est difficile de s’attirer un soutien émotionnel. En outre, il y a une double pression sur les cinéastes femmes qui ne sont pas libres de faire ce qu’elles veulent à cause de l’équilibre difficile qu’elles doivent établir entre leur vie familiale, personnelle et professionnelle », explique-t-elle. Et de pour­suivre qu’en tant que femme qui travaille et voyage seule, on est plus exposée au harcèle­ment sexuel. On peut être punie pour ne pas succomber à la manipulation d’une personne de la même profession, ou encore on peut ne pas être prise au sérieux.

« Lorsque je tournais en Algérie, on m’appe­lait tofla, qui veut dire dans le dialecte algérien jeune femme. Pendant les repas, j’étais séparée de mes collègues hommes. Ceci a eu un impact positif. J’ai pu entrer en contact avec les femmes qui m’ont permis de diffuser leurs poèmes et leurs chansons dans le film. Mais, ceci est quand même une ségrégation que j’ai laissé passer, car étant une réalisatrice femme je n’ai pas assez de pouvoir », avoue-t-elle.

Donner du pouvoir est synonyme d’autonomi­ser les femmes, et c’est là que réside l’impor­tance du SIF. « Nous avons énormément d’éner­gie que nous pouvons donner à cette union qui prospérera grâce à la volonté de ses membres et des autres femmes qui les rejoindront. C’est ainsi que le collectif s’élargira », conclut-elle l

Une version anglaise de cet article a été publiée, le 15 septembre dernier, sur le site Ahramonline (english.ahram.org.eg)

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