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L’art, témoin d’états d’âme

Névine Lameï, Lundi, 02 septembre 2019

Usant de différents styles et techniques, quatre artistes peintres de la génération des années 1990 exposent au centre Saad Zaghloul. Se situant entre le figuratif et le non figuratif, leur art se libère des contraintes académiques en faveur d’une créativité dont l’homme et son entourage constituent une source d’inspiration essentielle.

L’art, témoin d’états d’âme

Rasha soliman, Nashwa Mokhtar, Manal El-Sayed et Ahmed Fahd exposent conjointement dans les cinq salles du centre Saad Zaghloul, à Mounira au Caire. Il s’agit, pour l’en­semble des oeuvres présentées, de l’expression d’un sentiment selon l’imagination créatrice propre à chaque artiste. Si Rasha Soliman et Nashwa Mokhtar optent pour le figu­ratif d’une manière directe, déformée de préférence, cela n’est pas le cas de Manal El-Sayed et Ahmed Fahd, dont l’art « non figuratif » mise plutôt sur le sentiment du lieu ou encore l’ex­pression de l’espace. Et ce, dans un jeu dramatique et émotionnel de lignes, de compositions et de cou­leurs, où l’humain n’est qu’un spectre.

L’art, témoin d’états d’âme
Rasha Soliman.

Observateurs d’un monde riche­ment coloré dans une fusion flam­boyante et dans un bouillonnement de couleurs ocre aux nuances jaune-mar­ron parfois même rouges orangées, les portraits de 2017 de l’artiste peintre Rasha Soliman nous font partager des sentiments. Des sentiments reflétant des états d’âme divers, le plus souvent de rage et de tristesse, de mélancolie et d’angoisse, d’effroi et de douleur, de vigilance et d’attente. L’artiste recourt à la technique fluide de l’aqua­relle « mixed media ». D’où un certain effet d’écoulement du temps qui se dégage des visages de Soliman, res­semblant à des masques fabriqués en cire fondue.

L’art, témoin d’états d’âme
L’art, témoin d’états d’âme

Chez Soliman, l’aquarelle est par­fois pigmentée d’oxydes qui ajoutent à son art une vétusté avérée, faisant ainsi appel à des visages aux traits mystiques et mystérieux d’un certain bon vieux temps. Des visages expres­sifs qui, avec des significations spiri­tuelles infinies, participent à la grande dynamique d’un monde en mutation. « Emportés par une crise d’angoisse existentielle, mes portraits figuratifs sont le miroir de toute âme humaine, la plus souffrante et la plus tourmen­tée. Dans la vie, j’ai passé par des moments désagréables de douleur que j’ai voulu traduire en peinture. A tra­vers mes portraits figuratifs, je suis entrée dans un défi conflictuel, pour faire face à mes soucis et à mes gênes », explique Soliman, dont l’art émotionnel, doté d’une puissante charge dramatique, est extrêmement communicatif. « Le langage du corps, qui est l’un des modes de communica­tion véritables, emporte constamment mon art », précise Soliman. Ses pein­tures sont conjointement exposées à des petites sculptures en porcelaine blanche. Ces vases ou jarres délicate­ment taillées avec grande finesse par Soliman ont la forme détaillée d’un corps humain. Voici un ventre, des poitrines, des pieds... Bref, des corps sans têtes.

L’art, témoin d’états d’âme
Ahmed Fahd.

Pour Soliman comme pour Nashwa Mokhtar, le besoin de déformer le figuratif est aussi un besoin créatif. Une manière de rompre avec les règles de l’académique en arts plas­tiques. Nashwa Mokhtar estime que l’être humain a son jardin secret et son mys­tère. « L’être humain est un être complexe et, par consé­quent, son langage corporel est lui aussi complexe et se situe dans un ensemble: sa parole, son histoire, sa spiri­tualité, l’environnement, le contexte émotionnel et social ... », signale l’artiste. Son art figuratif se dote d’une technique rude et audacieuse usant du crayon noir. Ce qui est clair dans sa série de portraits de femmes paysannes aux traits de visages le plus souvent sévères et mélancoliques, tra­vaillés en hachures aux traits rapides et réguliers, clairs/foncés, à effet tridi­mensionnel d’ombre et de lumière. Une technique qui permet un effet plus « sculpté », traitant parfaitement les volumes.

Dans l’art simple et concis de Mokhtar, les lignes verticales et hori­zontales s’entrecroisent. Une manière d’ébranler le regard du récepteur, d’attirer son attention et de l’inciter à mieux communiquer avec le modèle exposé. « Le langage du corps dans sa totale netteté dépend d’un échange conversation­nel qui repose essentiellement sur les gestes, les actions et les réactions, les attitudes et les expressions faciales », affirme Mokhtar. Classé « oeuvre naturaliste », l’art de Mokhtar peint la rude vie bucolique et s’intéresse au monde difficile des paysannes et ouvrières. Chez elle, le paysage n’est qu’un accessoire. L’espace se simplifie et le dessin conserve sa précision. Les composi­tions sont solides. Les figures aux traits graves se figent dans une construction stricte. Les formes hachurées portent des traces pictu­rales rugueuses. Et les rares taches de couleurs réchauffent les noirs et les gris dominants. Voici tout l’art de Nachwa Mokhtar, captivé par le combat homme/nature.

Avoir du goût, c’est avoir de l’âme

L’art, témoin d’états d’âme
Manal El-Sayed.

L’art de Manal El-Sayed, celui de construire avec le peuple, appelé aussi art de « l’architecture orga­nique ou environnementale », consiste à peindre des scènes de ruelles semées dans le com­plexe religieux du quartier de Fustat, au Vieux Caire. Un art qui s’intéresse à accentuer les ruelles étroites et pavées de cette région cairote, où les habitants vivent en complète harmo­nie avec l’environnement spirituel et sacré qui les entoure. Le lieu se caracté­rise tout d’abord par l’âme des gens qui coexistent inti­mement avec leur entou­rage. C’est ce qui prévaut sur les peintures d’El-Sayed, qui sont d’une touche moderne et de couleurs ocre. Voici des traces fugitives de figures humaines ressemblant à des spectres qui surgissent quelque part sur la toile. Le tout tient d’une expression intime et sincère, portée par un art détaillé, vif et animé, libéré de la contrainte des contours. Un art capable de « zoomer » sur un détail, de le travailler sans difficulté tech­nique, en superpositions et en débor­dements de lignes et de couleurs.

Les peintures d’Ahmed Fahd s’af­franchissent des contraintes de la représentation. La volonté de repré­senter le monde en couleurs d’une manière beaucoup plus esthétique et abstraite que classique emporte chez Fahd. Un art de lignes calligra­phiques aux couleurs gaies, criardes et barbouillées. Sur toile, la calligra­phie arabe et ses lettres, tissées dans une harmonie cohérente, volent et s’envolent de part et d’autre de la peinture. Et ce, dans un bel agence­ment, soit par juxtaposition, soit par superposition ou encore par l’usage de petites touches de couleurs rondes. « Ces petites touches aux couleurs multiples donnent l’impres­sion qu’il s’agit de goûtes d’eau ou de bulles d’air. La peinture de Fahd est synonyme d’un certain temps qui s’écoule », explique Magdi Osman, directeur du centre Saad Zaghloul. A valeur symbolique, l’art de Fahd est provocateur de sensations et d’émo­tions. Un art qui se définit de « beau », par opposition à l’utile et au fonctionnel. Chez Fahd, les lettres arabes, qu’elles soient en écriture coufique à caractère anguleux ou en écriture cursive, beaucoup plus arrondie, se prêtent à des embellisse­ments. Des écritures qui donnent impression qu’elles sont montées de têtes humaines capables d’animer l’art de Fahd. Le tout permet de don­ner libre cours à l’imagination .

Au centre Saad Zaghloul, 7, rue Saad Zaghloul, Mounira. Jusqu’au 12 sep­tembre, de 10h à 21h (sauf les vendre­dis et les samedis).

Henri Chiha, un génie de son temps
Le centre Saad Zaghloul rend hommage à l’artiste défunt Henri Chiha (né en 1901 et décédé dans les années 1970), à travers un bon nombre de ses peintures inédites datant des années 1950 et provenant d’une collection rare, réunie de part et d’autre par des amateurs de son art. Maître incontesté du réalisme et de l’expressionnisme, l’art avant-gardiste de Chiha porte une vision plus ou moins pessimiste sur son époque, accentuée par des por­traits de femmes égyptiennes, le plus souvent des femmes de la campagne aux regards angoissés et sérieux. Chiha, avec une technique simple et concise, stylisée et synthétisée, usant de crayon de couleur ou de la gouache sur papier, tend à déformer et à styliser la réalité pour inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. Une manière d’atteindre la plus grande intensité expressive. Chiha possède un talent décoratif qui se manifeste dans l’agence­ment géométrique de la représentation compositionnelle de ses peintures, aux couleurs violentes et aux lignes acérées. L’art de Chiha est aussi doté d’un humour corrosif et d’une lumière éclatante. C’est une réaction contre l’académisme et la société de son temps l

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