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Cannes 2019: L’art au service de la politique, et inversement !

Yasser Moheb, Dimanche, 19 mai 2019

Le Festival international du film de Cannes a donné cette année la parole aux films « politiques ». Tour d’horizon, à l’issue de cette première semaine de projections, où créativité et engagement donnent le ton.

Cannes 2019  : L’art au service de la politique, et inversement  !
For Sama (pour Sama).

Déjà une semaine du Festival de Cannes 2019! Des dizaines de stars ont foulé depuis les tapis rouges cannois. Qu’elles aient présenté des films dans cette presti­gieuse compétition ou simplement parce que, durant sept jours, Cannes devient « The place to visit » pour tous ceux qui veulent compter sur la planète cinéma.

Cette 72e édition du Festival de Cannes a aussi commencé à offrir de belles surprises. Une pano­plie de fictions et d’idées teintées de politique se sont pourchassées sur l’écran cannois, en laissant le 7e art refléter les maux de différents peuples partout dans le monde. Notons, entre autres, le film Sorry We Missed You (désolé tu nous as manqué) du réalisa­teur britannique Ken Loach, présenté en compétition officielle.

Doublement palmé à Cannes, Ken Loach revient sur la Croisette avec ce film dans lequel il dénonce l’injustice et la vio­lence indirectes du monde du travail.Le long métrage suit le quotidien du couple Ricky et Abby et leurs deux enfants. Cette famille pauvre de Newcastle, dans le nord-est de l’An­gleterre, essaie de trouver son pain au sein d’une « société européenne de plus en plus rigide et étouffante ».

Enchaînant les emplois mal payés, le héros du film— Ricky— décide de vendre sa voiture pour acheter une camionnette et devenir chauffeur-livreur pour une société de vente en ligne. Une idée que Loach a eu depuis qu’il préparait son précédent film, Moi, Daniel Blake, Palme d’or 2016.Ken Loach s’est aussi déclaré— lors de la conférence de presse suivant la projection de son film— être un sou­tien des mobilisations collectives, comme les « gilets jaunes » en France, face à ce qu’il appelle « cette spirale aliénante ». « Vous devez écouter leurs histoires », a-t-il souligné à pro­pos des chauffeurs et des travailleurs dont son film parle, tout en faisant un clin d’oeil au problème encore alar­mant des « gilets jaunes » en France.

Des déclarations qui ont suscité encore plus de précaution de la part des responsables du Festival de Cannes et de la Mairie de Cannes, quant aux mesures de sécurité— déjà au maximum cette année, étant donné que nombre des « gilets jaunes » viennent d’annoncer leur intention de participer aussi, à leur manière, au Festival de Cannes, en se rassemblant, chaque jour entre 12h et 18h, au kiosque à musique, près du vieux port cannois, et à deux pas du palais des festivals.

Manifestations à la Quinzaine

De même, une quarantaine de sala­riés, ou ex-salariés, fabriquant de pièces détachées pour l’industrie auto­mobile, ont fait le voyage pour pré­senter, à la Quinzaine des réalisa­teurs, le documentaire On va tout péter, dont ils sont les héros. Lech Kowalski, documentariste sexagé­naire cosmopolite, d’origine polo­naise, né à Londres et formé à New York, a posé sa caméra au plus près de leur vie, s’installant lui-même, avec sa compagne et collaboratrice à La Souterraine pendant un an et demi. Le film, profond, joyeux et intime, qui se refuse à « être un film de propa­gande », se termine sur une reprise minimum de la production avec des effectifs divisés de moitié! Ce qui laisse entendre que cela ne peut pas être une fin.

Les Misérables éblouissent

la Croisette

Présenté— par ailleurs— en com­pétition, le long métrage Les Misérables, du réalisateur Ladj Ly, a réussi à être le premier coup de poing à bouleverser la Croisette. L’oeuvre s’inspire d’un fait réel, une bavure policière qui a eu lieu en octobre 2018. Grâce à son brio, sa virtuosité tant humaine qu’artistique et son approche documentaire de la misère morale des banlieues, ce long métrage a été couronné d’une longue standing-ovation à l’issue de sa projection. Les Misérables apparaît dès lors être un candidat sérieux pour la Palme d’or à Cannes.

Non pas une adaptation du grand roman éponyme, signé Victor Hugo, mais un film réaliste, une plongée dans le quotidien des Bosquets, à Montfermeil, par une très chaude journée d’été, mettant en scène 3 poli­ciers. D’abord, Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade anti-criminalité de Montfermeil.

Il va faire la rencontre de ses nouveaux coéquipiers, Chris et Gouada, deux porteurs d’expérience, et il découvre rapidement les tensions entre les différents groupes du quar­tier. Alors qu’ils se trouvent débordés lors d’une interpellation, un drone filme leurs moindres faits et gestes, dont un geste de violence intentionné de la part de Gouada contre un petit enfant.

Une guerre se déclenche alors entre marginaux et policiers. Toutefois, Les Misérables est loin d’être un film « anti-policiers ». Au contraire: avec sa caméra, Ladj Ly parvient à déclencher chez le specta­teur de l’empathie pour ces trois poli­ciers sous pression, complètement dépassés par les événements.

La phrase de Victor Hugo, extraite des Misérables, « Mes amis, il n’y a pas de mauvais hommes ou de mau­vaises herbes, il y a juste de mauvais cultivateurs », clôt le film de Ladj Ly, en un clin d’oeil assez intelligent à « tant de comparaisons contempo­raines possibles » dans la société pari­sienne, comme partout ailleurs.

L’approche documentaire est d’ailleurs le point fort du film. La manière dont il décrit l’environne­ment corrompu de la cité, dont il pré­sente les différents protagonistes de ce jeu de dupe qui impose un semblant de paix sociale. Si le film fonctionne très bien, ce n’est pas seulement pour le réalisme des situations, mais parce qu’il a la bonne idée d’attaquer l’aventure d’un flic simple auquel il est facile de s’identifier. Bref, un tableau saisissant sur la discorde sociale.

Les papichas algériennes se révoltent à leur façon

Dans la section Un Certain Regard, mine de nouveaux talents de la sélec­tion officielle, le film algéro-français, Papicha, de Mounia Meddour, vient de claquer. Un film au féminin avec des visages de femmes qui marquent et vont percuter courageusement l’Algérie des années 1990. Mounia Meddour revient sur cette sombre période dans son premier long métrage. Il s’agit de Nedjma, étu­diante de 18 ans, habitant la cité uni­versitaire et qui rêve de devenir sty­liste.

A la nuit tombée, elle se glisse à travers les mailles du grillage de la cité avec ses meilleures amies pour rejoindre la boîte de nuit où elle vend ses créations aux « papichas », ce qui signifie les jolies jeunes filles en algé­rien, alors que la situation politique et sociale du pays ne cesse de se dégra­der. Refusant cette fatalité, Nedjma décide de se battre pour sa liberté en organisant un défilé de mode, bravant ainsi tous les interdits.

Dans le contexte politique actuel, la venue de ce film sur la Croisette repré­sente— pour d’aucuns— un certain hommage au combat de la population algérienne, levée depuis des mois.Papicha est comme un cri de rage contre l’obscurantisme qui a menacé d’engloutir l’Algérie dans les années 1990. Au-delà des images vives, par­fois poétiques, parfois choquantes et bouleversantes qui jalonnent son film, Mounia Meddour réussit à dis­tiller un message puissant et fort qui prouve que les femmes algériennes ne s’avouent pas vaincues.

Ensemble, comme dans cette famille de Nedjma où il n’y a plus un seul homme, elles se tiennent fort contre les violences qui leur sont lancées chaque jour. Portrait féministe, l’oeuvre séduit tout particulièrement par ses chocs, sa fraîcheur et le charisme de son inter­prète principale. Le film réussit à livrer avec justesse le climat chao­tique des années 1990 en Algérie, le règne de certains fanatiques, la vio­lence croissante ambiante et les pres­sions sur les femmes, mais rend un bel hommage à celles qui persistent dans l’adversité du fanatisme reli­gieux pour rêver d’un monde nou­veau.

Coup de coeur d’une nouveau-née syrienne

Toutefois, il fallait avoir le coeur bien fort pour endurer le film For Sama (pour Sama), de la journaliste syrienne Waad Al-Kateab et du cinéaste britannique Edward Watts, présenté hors compétition. Ce docu­mentaire, filmé sur le vif dans les rues en ruine d’Alep, a bouleversé la salle. Premier film de sa signataire, c’est une lettre ouverte de Waad Al-Kateab à sa fille aînée, Sama, née durant le siège d’Alep en 2016. La journaliste lui explique les raisons pour les­quelles elle et son mari, Hamza, médecin, ont refusé de quitter la ville, symbole de la résistance, devenue la cible des raids aériens du régime syrien et des forces militaires russes.

Au 5e mois du siège de la ville, ce sont 300 blessés qui arrivent chaque jour à l’hôpital où la documentariste tourne la majorité de son film. Mais au milieu du sang et des larmes, Waad montre aussi la vie. D’abord, Sama (prénom qui signifie ciel en arabe) est ce nourrisson qui ne pleure pas et joue au milieu du bruit. Et puis, il y a cette scène bouleversante d’un nou­veau-né sans vie, tiré trop tôt du ventre de sa mère qui a succombé à ses blessures, et que les médecins s’acharnent à réanimer. Présenté hors compétition en séance spéciale, ce documentaire de Waad Al-Kateab mériterait davantage d’exposition médiatique. Mais au milieu du gla­mour et des paillettes du festival, ce long métrage choc a réussi— néan­moins— à attirer l’attention de la critique. La projection a été suivie de presque 3 minutes de standing-ova­tion par une salle comble. Un début donc assez chaud par un certain goût politique, humain et engagé, mais qui pourrait prévoir encore plus de temps forts dans cette cuvée can­noise 2019 .

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